Officialisation des langues nationales – enjeux et défis pour le Burkina Faso[1]

 

 DOI: 10.36950/lpia-01-02-2025-4
CC BY 4.0 International License

 

Mamadou Lamine SANOGO

Directeur de Recherche

INSS-CNRST, Ouagadougou

 

Abstract:

 

This article represents the current stage of our reflections on African language policy in general and that of Burkina Faso in particular. More specifically, we question the effectiveness of the officialization measures long demanded by certain African and Burkinabe linguists and now accepted by states such as Mali and Burkina Faso. We remain convinced that while officialization measures establish a legal framework that is, in principle, favorable to national languages, they do not automatically guarantee the promotion of the languages concerned. Similarly, a language policy of this scope must be rooted in the country's language ecology, taking into account the ethnolinguistic vitality of the languages present, as well as the needs of the continent and the world as a whole. Similarly, in order to be successful, this policy of promoting African languages must take into account the human, financial, and above all sociopolitical costs, as well as the geopolitical implications, particularly the costs of the much-vaunted sovereignty. Technical and financial partners are not generally eager to get involved when it comes to claims of sovereignty and independence, which are a matter of state dignity.

 

Keywords: National languages, official language, language legislation, glottopolitics, multilingualism

 

Résumé :

Le présent article est l’étape actuelle de nos réflexions sur la politique linguistique africaine en général et plus particulièrement sur celle du Burkina Faso. Plus précisément, nous nous interrogeons sur l’efficacité des mesures d’officialisation longtemps réclamées par certains linguistiques africains et burkinabè et aujourd’hui acceptées par des Etats comme le Mali et le Burkina Faso. Nous restons convaincus que si la mesure d’officialisation définit un cadre juridique « favorable », par principe, aux langues nationales, elle ne garantit pas automatiquement la promotion desdites langues. De même, une politique linguistique de cette envergure devra s’enraciner dans l’écologie des langues du pays, en prenant en compte la vitalité ethnolinguistique des langues en présence ainsi que les besoins du continent dans un contexte plus global. De même, pour réussir, cette politique de promotion des langues africaines doit tenir compte aussi bien des coûts humains, financiers et surtout sociopolitiques ainsi que des implications de la géopolitique, notamment les coûts d’une souveraineté tant revendiquée. Les partenaires techniques et financiers ne se bousculent pas en général quand il s’agit de revendication de souveraineté et d’indépendance et cela relève de la dignité des Etats.

 

Mot-clés : Langues nationales, langue officielle, législation linguistique, glottopolitique, plurilinguisme

 

Hakililafɛn

 

Nin sɛbɛn nin be an ka hakilinantaw lo damayira ka taga farafinnakan kowfaan fɛ, in’a fɔ tigi tigi min yi Burkina Faso taw ye. Cɛn ka di, an b’an yɛrɛ ɲininga n’a y’a sɔrɔ ŋaniya min tara k’a fɔ ko ka farafinna kanw ka jaman marakan ye, n’o laɲinina farafinna ani Burkina kankoɲinila dɔw fɛ, ni Mali jamana, Nizɛri jamana ani Burkina jamnaw sɔnna a ma ; yala a bi nɔnbɔ wa ? An sigininbɛ an kan k’a fɔ ko n’ay’a sɔrɔ, an nunu kɛli marakan ye o se k kne sabu ye sariya nasirw jiidi, ŋa, o ti seka kɛ sababu ye ka kan nunu sankɔrɔta yɔrɔnin kelen. O cogokelen na, jamana kankow labɛn sira nin hakɛ ra, fɔ an kan janto kan kelen ken bɛ sigicogow a ani u tingɔnin bɛ ɲɔgɔn na cogoya min na ; k’u kelen kelen bɛ galabu ra ani jamanaw mako bi ko min na diɲɛ nin kɔnɔ. O bɔnnin kɔ a ra, n’an ko kan ko farafinna kan sankɔrɔtali fɛrɛ nin ka sira sɔrɔ, fɔ an kan janto a baarakɛlaw  lɔnni be mnw na, a nafolo wa janko sigidakow ani diɲɛtagasira, i n’a fɔ musakako min bi yɛrɛtako unkan n’an kɛnin bɛ k’an sɔnni sigi min kan. N’a fɔra ko jaman ka yɛrɛta ani yɛrɛmahɔrɔnya, Dɛmɛbagaw ti gringrn o ko ra u o ye jamana yɛrɛ ka hɔrɔnya ko ye.

 

 

Introduction

La réforme constitutionnelle adoptée par l'Assemblée Législative de Transition du Burkina Faso le 30 décembre 2023 constitue un acte glottopolitique majeur, dont la portée dépasse largement le cadre juridique national. Loin d'être un simple ajustement technique, cette décision d'élever les langues nationales au rang de langues officielles tout en reléguant le français au statut de langue de travail s'inscrit dans une réorientation politique et géostratégique profonde. Elle est le pendant linguistique d'une dynamique de rupture souverainiste, menée de concert par les autorités de la transition avec leurs partenaires du Mali et du Niger au sein de l'Alliance des États du Sahel (AES). Ce changement, qui met fin à plus de soixante ans de monolinguisme officiel hérité de la colonisation, se veut une réappropriation symbolique et politique du destin national, un acte de décolonisation linguistique longtemps revendiqué par les penseurs et militants panafricanistes. (Sanogo M.L. 2024).

La thèse centrale de cette analyse est que si l'officialisation des langues nationales représente un puissant et légitime symbole de reconquête souveraine, sa traduction d'un statut de jure, inscrit dans la loi fondamentale, à une réalité fonctionnelle de facto est semée d'embûches et de défis immenses. Ces défis ne sont pas seulement d'ordre technique ou financier ; ils sont profondément enracinés dans une écologie sociolinguistique complexe, une histoire de politiques linguistiques ambivalentes, et, de manière critique, dans des données démolinguistiques largement défaillantes qui faussent la perception même de la réalité à aménager. Le succès de cette réforme historique dépendra moins de la lettre du texte constitutionnel que de la capacité de l'État à naviguer ces complexités avec une stratégie claire, inclusive, pragmatique et dotée de ressources suffisantes. Un échec à relever ces défis risquerait de transformer une promesse d'unité et d'émancipation en une source de désillusion, voire de nouvelles tensions sociales.

Pour appréhender la complexité de cette transition, la présente analyse adoptera un cadre théorique glottopolitique, inspiré notamment de l'école de Rouen, qui postule que toute action — ou inaction — sur la langue est un acte politique qui influence les rapports sociaux. Guepin, L. et Marcellesi, J-B., (1986). Ainsi, le présent texte s'articulera en quatre parties. La première se consacrera à une analyse textuelle de la rupture constitutionnelle pour en mesurer la portée symbolique et glottopolitique. La deuxième partie déconstruira les fondations fragiles sur lesquelles cette politique doit se bâtir, en menant une critique des données démolinguistiques disponibles et en décrivant l'écologie réelle des langues au Burkina Faso. La troisième partie détaillera les chantiers colossaux de l'opérationnalisation, des défis techniques de l'aménagement du corpus aux coûts financiers de la souveraineté. Enfin, la quatrième partie tirera des leçons d'expériences comparatives internationales pour esquisser des perspectives et des recommandations stratégiques pour le Burkina Faso.

 

Partie 1 : La Rupture Constitutionnelle 

La modification de l'article 35 de la Constitution burkinabè n'est pas une simple réécriture ; elle constitue une inversion fondamentale de la hiérarchie linguistique héritée de la période coloniale. Cet acte juridique s'inscrit dans un contexte politique régional de contestation de l'ordre postcolonial et d'affirmation d'une souveraineté nouvelle, portée par les pays de l'AES.

 

1.1. De l'Ancien au Nouveau Statut : Une Analyse Comparative de l'Article 35

Pour saisir l'ampleur de la rupture, une analyse comparative minutieuse des textes constitutionnels s'impose. L'ancienne formulation de l'article 35, issue de la Constitution du 2 juin 1991 et de ses révisions ultérieures, stipulait : « La langue officielle est le français. La loi fixe les modalités de promotion et d'officialisation des langues nationales ». Cette disposition instaurait une hiérarchie claire et rigide. Le français jouissait d'un statut exclusif et inconditionnel de langue officielle, tandis que les langues nationales étaient reléguées à un statut subalterne, leur promotion et leur éventuelle officialisation étant conditionnées par une loi d'application qui, en plus de trente ans, n'a jamais été édictée. Cette inaction législative a maintenu les langues burkinabè dans une situation de marginalisation institutionnelle, les confinant aux sphères informelles de la vie sociale.[2]

La nouvelle rédaction de l'article 35, adoptée le 30 décembre 2023, renverse radicalement cette architecture : « Les langues nationales officialisées par loi sont les langues officielles du Burkina Faso. La loi fixe les conditions de promotion et d'officialisation des langues nationales. L'anglais et le français sont des langues de travail ». L'analyse de ce nouveau texte révèle plusieurs changements fondamentaux. Premièrement, le principe d'officialité émane désormais des langues nationales. Le français n'est plus la source de la légitimité linguistique de l'État. Deuxièmement, le passage du statut de « langue officielle » à celui de « langue de travail » pour le français est une requalification juridique et symbolique majeure. Il ne s'agit plus de la langue identitaire de l'État, mais d'un outil fonctionnel et utilitaire. Troisièmement, l'introduction de l'anglais sur un pied d'égalité avec le français comme langue de travail constitue un pivot stratégique. Cette décision signale une volonté de désenclavement de la sphère exclusivement francophone et une ouverture vers un monde multipolaire où l'anglais est la principale langue de la science, du commerce et de la diplomatie internationale. En plaçant l'anglais aux côtés du français, les autorités de transition ne se contentent pas de rompre avec l'ancien partenaire colonial ; elles positionnent le Burkina Faso dans une nouvelle dynamique géopolitique, anticipant les critiques d'un repli isolationniste et présentant la réforme comme un acte pragmatique et tourné vers l'avenir. La réforme linguistique devient ainsi un instrument de politique étrangère, servant à la fois à dé-privilégier la langue de l'ancien colonisateur et à embrasser la langue de la mondialisation.

Enfin, la clause « officialisées par loi » demeure un point critique. Elle transfère le pouvoir d'officialisation d'un acquis constitutionnel (pour l'ancien statut du français) à un processus législatif futur. Si cela ouvre la voie à une reconnaissance progressive et structurée des langues nationales, cela crée également un risque de blocage politique. La définition des « conditions de promotion et d'officialisation » sera le véritable test de la volonté politique du gouvernement et le lieu de potentiels arbitrages complexes.

 

1.2. Une Décision Souverainiste dans le Contexte de l'AES

Cette réforme linguistique ne peut être comprise en dehors du contexte politique qui l'a vue naître. Depuis les changements de régime intervenus à partir de 2020, le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont engagé une politique de distanciation vis-à-vis de la France et de ses alliés, tout en se rapprochant pour former l'Alliance des États du Sahel (AES). Cette alliance, initialement sécuritaire, a rapidement pris une dimension politique et idéologique, fondée sur un discours souverainiste, panafricaniste et critique du néocolonialisme. Les discours de dirigeants comme le Capitaine Ibrahim Traoré sont emblématiques de cette posture, appelant à une « indépendance réelle » et à une rupture avec les élites perçues comme des « esclaves de salon » au service d'intérêts étrangers.[3]

Dans ce cadre, la réforme linguistique est un acte politique de premier plan. Elle s'aligne parfaitement sur la démarche du Mali, qui a opéré une révision constitutionnelle similaire en juin 2023, reléguant également le français au rang de langue de travail. Cette convergence n'est pas fortuite. Elle témoigne d'une stratégie coordonnée visant à instrumentaliser la langue comme un puissant symbole de rupture et de refondation nationale. En touchant à la langue, les régimes de l'AES s'attaquent à l'un des piliers les plus visibles de l'héritage colonial et cherchent à mobiliser le soutien populaire autour d'un projet nationaliste. (Sanogo M.L., 2025). Bien que certains observateurs critiquent le calendrier de cette réforme en pleine crise sécuritaire, y voyant une manœuvre de diversion, pour les autorités de la transition, il s'agit d'un acte fondateur de souveraineté.

L'harmonisation des politiques linguistiques entre le Mali et le Burkina Faso est en train de créer un véritable « bloc glottopolitique » au sein de l'AES. Cette coordination pourrait avoir des répercussions significatives à long terme. Elle pourrait encourager le développement de ressources pédagogiques et linguistiques communes, renforcer la coopération universitaire et culturelle entre les pays membres, et potentiellement mener à l'émergence de standards régionaux pour les grandes langues véhiculaires transfrontalières comme le fulfuldé. À terme, ce bloc pourrait se positionner comme une alternative à l'espace institutionnel de l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), redessinant ainsi la carte linguistique et politique de l'Afrique de l'Ouest.[4]

 

1.3. Le "Discours Politico-Linguistique Correct" (DPLC) à l'Épreuve des Faits

L'idéologie qui sous-tend la réforme s'appuie largement sur ce que le linguiste Louis-Jean Calvet (2005) a appelé le « Discours Politico-Linguistique Correct » (DPLC). Ce discours, qui a gagné en influence dans les cercles militants et académiques, repose sur une série de principes éthiques : « Toutes les langues sont égales », « Toutes les langues (...) peuvent exprimer de la même façon tout le savoir humain », « Les langues minoritaires ont droit à une reconnaissance officielle », ou encore « Les locuteurs ont droit à un enseignement dans leurs langues premières ». La décision de faire des langues nationales les langues officielles semble être une application directe de ces préceptes.

Cependant, si les principes du DPLC sont moralement et politiquement justes, leur application littérale et indifférenciée dans un État comme le Burkina Faso, qui compte plus d'une soixantaine de langues[5] pour des ressources très limitées, se heurte au mur des réalités. Le DPLC, dans son idéalisme, tend à ignorer la hiérarchie fonctionnelle, la vitalité ethnolinguistique et le capital symbolique et économique inégaux des langues sur le « marché linguistique ». Traiter les quelques 60 langues nationales comme étant également éligibles à toutes les fonctions officielles (administration, justice, éducation supérieure) est une ambition opérationnellement irréalisable et politiquement périlleuse.

L'utilisation du DPLC par les autorités constitue ainsi une arme à double tranchant. D'un côté, elle offre une justification morale puissante à la réforme, qui trouve un écho favorable auprès des populations et s'inscrit dans un courant de pensée décolonial et panafricaniste. De l'autre, en créant une attente d'égalité linguistique absolue qu'il sera impossible de satisfaire, le gouvernement risque de générer une profonde désillusion. Lorsque des choix devront inévitablement être faits pour déterminer quelles langues bénéficieront de ressources pour leur aménagement et leur promotion, les communautés dont les langues seront laissées pour compte pourraient se sentir trahies. Le risque est alors de voir une politique initialement conçue pour renforcer l'unité nationale se transformer en un catalyseur de frustrations et de tensions intercommunautaires, sapant ainsi les fondements mêmes du projet de souveraineté qu'elle est censée incarner.

 

Partie 2 : Les Fondations fragiles de la réforme 

Toute politique d'aménagement linguistique ambitieuse doit reposer sur une connaissance précise et fiable du paysage qu'elle entend transformer. Or, au Burkina Faso, la réforme s'appuie sur des fondations particulièrement fragiles, marquées par des données démolinguistiques obsolètes et méthodologiquement biaisées, qui masquent la complexité de l'écologie réelle des langues.

 

2.1. Cartographier le Paysage Linguistique : Les Biais Méthodologiques du RGPH et de l'Atlas Linguistique

Notre analyse met en lumière des failles profondes dans les principaux outils de mesure de la réalité linguistique du pays, à savoir le Recensement Général de la Population et de l'Habitat (RGPH) et l'Atlas linguistique. Ces critiques, loin d'être de simples détails techniques, révèlent des erreurs épistémologiques qui ont des conséquences directes sur la conception des politiques publiques.

La critique du RGPH porte principalement sur la conception même du questionnaire. La question posée lors des derniers recensements dont les données sont disponibles, « Quelle est la langue couramment parlée dans le ménage ? », est fondamentalement biaisée. Elle postule une forme de monolinguisme au sein du foyer qui est contraire à la réalité sociolinguistique du pays, où de nombreux individus et familles sont plurilingues. Cette formulation unique ne permet pas de capturer la richesse des répertoires linguistiques individuels et collectifs. De plus, dans un contexte où la langue est un marqueur identitaire fort, la question incite à une réponse "déclarative identitaire" plutôt qu'à une description de la pratique réelle. Les répondants, soucieux de préserver leur identité culturelle face à la perception d'une déculturation, ont tendance à déclarer la langue de leur groupe ethnique d'appartenance.

Les conséquences de ce biais sont spectaculaires. Les données du RGPH montrent une corrélation quasi parfaite entre la répartition ethnique et la répartition linguistique, ce qui est sociolinguistiquement improbable. Le mooré est crédité de 52,9 % de locuteurs, un chiffre qui correspond à son poids démographique ethnique mais qui occulte la réalité des pratiques, notamment chez les migrants mossi dans l'ouest du pays. Inversement, des langues à forte véhicularité sont dramatiquement sous-représentées. (Sanogo M. L., 2018). Le dioula, langue du commerce par excellence et lingua franca dans tout le Grand Ouest, n'apparaît qu'avec 5,7 % des locuteurs, un chiffre qui contredit toutes les observations de terrain. De même, le français, bien que minoritaire, est cantonné à 2,2 %, un chiffre bien en deçà des estimations basées sur les taux de scolarisation, qui suggèrent un nombre de francophones fonctionnels autour de 10 %, voire plus.

 

Tableau 1 : Comparaison des Données Démolinguistiques pour les Langues Clés

Langue

% de locuteurs (langue principale) selon le RGPH 1

Estimation sociolinguistique (% de locuteurs L1+L2)

Rôle/Fonction principale

Implications politiques de la sous/sur-représentation

Mooré

52,9 %

~53 % (principalement L1)

Langue majoritaire, véhiculaire dans le centre

La sur-représentation statistique peut encourager une politique hégémonique ignorant les autres équilibres régionaux.

Dioula

5,7 %

> 20 % (forte proportion de L2)

Langue véhiculaire nationale, langue du commerce

La sous-représentation dramatique occulte son rôle crucial d'intégration économique et sociale, risquant de la marginaliser dans la planification.

Fulfuldé

7,8 %

~8-10 %

Langue véhiculaire régionale (Nord), langue pastorale

Représentation relativement fidèle, mais son caractère transfrontalier est un enjeu clé.

Français

2,2 %

10-24 % (selon les estimations)

Langue de l'administration, de l'éducation supérieure, de l'élite

La sous-représentation minimise son rôle fonctionnel persistant, rendant la transition plus complexe qu'il n'y paraît.

L'Atlas linguistique, autre source de référence, est également critiqué pour ses faiblesses méthodologiques. Élaboré dans les années 1980, il est non seulement obsolète mais repose sur des prémisses contestables, comme la confusion entre langue et ethnie (« une langue = une ethnie ») et le recours au « jugement des locuteurs » plutôt qu'à des analyses scientifiques comme la lexico-statistique pour différencier langues et dialectes. De surcroît, l'absence de publication des données linguistiques détaillées du dernier RGPH de 2019 constitue une lacune majeure, privant les décideurs et les chercheurs d'informations actualisées pour piloter une réforme d'une telle envergure.[6]

 

2.2. L'Écologie réelle des langues au Burkina Faso 

Au-delà des chiffres, la réalité linguistique du Burkina Faso est celle d'une écologie complexe et dynamique. Elle est structurée par une situation de diglossie stable, où le français a historiquement occupé la fonction de langue « haute » (H), utilisée dans les domaines formels du pouvoir, de l'administration et de l'éducation, tandis que les langues nationales étaient cantonnées aux fonctions « basses » (L), celles de la vie quotidienne, de la famille et du commerce local. La réforme constitutionnelle de 2023 a pour ambition explicite de démanteler cette structure en promouvant les langues nationales à des fonctions « hautes ».

Cependant, le paysage n'est pas une simple opposition binaire entre le français et un bloc homogène de langues nationales. Il est caractérisé par un multilinguisme généralisé. La société burkinabè n'est pas une mosaïque de communautés monolingues, mais un réseau où les individus jonglent quotidiennement avec plusieurs langues. Au sein de cet ensemble, les langues véhiculaires jouent un rôle fondamental d'intégration. Le mooré domine dans le centre, le dioula est indispensable dans l'ouest et le long des axes commerciaux, et le fulfuldé est la langue de communication privilégiée dans le nord pastoral. Ces langues transcendent les frontières ethniques et assurent la cohésion sociale et économique à des échelles régionales et nationales.

Le succès de la réforme dépendra de sa capacité à prendre en compte cette écologie fonctionnelle. Une politique qui, se basant sur des données démographiques brutes et erronées, ignorerait le rôle véhiculaire crucial du dioula dans la capitale économique du pays, Bobo-Dioulasso, au profit du mooré, risquerait de remplacer une langue officielle perçue comme exogène (le français) par une autre, tout aussi exogène pour les populations locales. Cela ne ferait que déplacer le problème de l'aliénation linguistique au lieu de le résoudre. La plus grande menace pour la réforme n'est donc pas tant une opposition externe qu'une erreur de diagnostic interne, qui conduirait à des choix d'aménagement contre-productifs, susceptibles de fragmenter l'espace de communication national au lieu de le consolider.

 

Partie 3 : Les Chantiers de l'Opérationnalisation : Défis Techniques, Financiers et Sociopolitiques

La proclamation constitutionnelle de l'officialité des langues nationales n'est que la première étape d'un processus long et ardu. Sa mise en œuvre effective, ou opérationnalisation, requiert de s'attaquer à une série de chantiers techniques, financiers et sociopolitiques d'une ampleur considérable.

 

3.1. L'Aménagement du Corpus : De la Standardisation à la Production Terminologique

Le premier chantier est d'ordre technique : il s'agit de l'aménagement du corpus des langues qui seront choisies pour exercer des fonctions officielles. Une langue ne devient pas apte à être utilisée dans l'administration, la justice ou l'enseignement supérieur par simple décret ; elle doit être "équipée" pour ces nouvelles fonctions. Cet équipement, comme souligné dans Sanogo M.L. (2024), est une "préoccupation d'une extrême urgence". Il comprend plusieurs tâches fondamentales :

Ce travail de longue haleine nécessite l'intervention coordonnée de linguistes, de terminologues, de pédagogues et des communautés de locuteurs. Pour éviter la dispersion des efforts et l'amateurisme, la création d'une instance nationale de pilotage, un "Conseil Supérieur des Langues Nationales" ou une académie, semble indispensable pour garantir la rigueur scientifique et la cohérence des choix.[7] Les décisions prises dans ce cadre ne sont jamais purement techniques. Le choix d'un alphabet ou d'une stratégie terminologique est aussi un acte politique et idéologique qui façonne l'identité et l'avenir de la langue.

 

3.2. L'Aménagement du Statut : Scénarios d'Intégration dans l'Éducation, l'Administration et la Justice

Le deuxième chantier concerne l'aménagement du statut, c'est-à-dire l'introduction effective des langues dans les différents domaines de la vie publique. Une approche de type "big bang", où toutes les langues seraient introduites simultanément dans tous les secteurs, est irréaliste. Une stratégie progressive et fonctionnelle est nécessaire.

 

3.3. Les Coûts de la Souveraineté : Financement, Ressources Humaines et Infrastructures

Le troisième chantier, et sans doute le plus critique, est celui des ressources. Comme le note l'analyse source, la réforme a été annoncée sans la moindre estimation financière. Or, la souveraineté linguistique a un coût, et il est considérable.

Cela crée un "paradoxe de la souveraineté" : l'acte politique d'affirmation de l'indépendance, qui motive la réforme, risque de priver le pays des ressources externes qui pourraient aider à la concrétiser. La viabilité de la politique linguistique est donc intrinsèquement liée à la réussite de la stratégie économique globale des autorités de la transition. Si le développement endogène prôné ne parvient pas à générer les ressources nécessaires, la réforme linguistique, aussi légitime soit-elle, pourrait être la première victime des arbitrages budgétaires, la laissant à l'état de symbole sans effet tangible. Pour éviter cet écueil, il est crucial de constitutionnaliser l'institution de pilotage de la réforme et de lui allouer un budget sécurisé et pluriannuel.

 

Partie 4 : Leçons d'Ailleurs et Perspectives pour le Burkina Faso

Le Burkina Faso n'est pas le premier pays à s'engager dans la voie complexe de l'aménagement linguistique. L'analyse d'expériences comparables, avec leurs succès et leurs échecs, offre des leçons précieuses pour éclairer la démarche burkinabè et anticiper les pièges potentiels.

 

4.1. Les Bilans Contrastés de l'Officialisation : Madagascar, Maroc et Afrique du Sud

L'étude de cas d'autres nations ayant officialisé des langues autochtones révèle que le succès est loin d'être automatique et que les défis sont universels.

 

4.2. Vers une Politique Linguistique Inclusive et Réaliste : Recommandations Stratégiques

À la lumière de l'analyse des défis internes et des leçons internationales, plusieurs orientations stratégiques peuvent être proposées pour guider la mise en œuvre de la réforme au Burkina Faso.

 

Conclusion

La révision constitutionnelle de décembre 2023 marque un tournant historique pour le Burkina Faso. En faisant des langues nationales les langues officielles, le pays pose un acte politique et symbolique d'une force considérable, qui aligne son identité juridique sur sa réalité socioculturelle et l'inscrit dans une trajectoire de souveraineté affirmée. Cette décision est la concrétisation d'une aspiration ancienne à la décolonisation linguistique et à la revalorisation des patrimoines endogènes.

Cependant, comme cette analyse l'a démontré, l'officialisation n'est qu'un cadre juridique ; elle ne garantit en rien la promotion effective des langues concernées. Comme le rappelle à juste titre Mamadou Lamine Sanogo, l'acquisition d'une fonction réelle « relève du social et non de la législation linguistique, quand bien même l’une peut favoriser l’autre ». Le chemin entre la proclamation d'un droit et son exercice effectif est semé d'obstacles techniques, financiers, politiques et sociologiques considérables.

Le succès de cette entreprise historique dépendra de la capacité de l'État burkinabè à dépasser le « Discours Politico-Linguistique Correct », puissant mais simplificateur, pour embrasser une stratégie pragmatique, fondée sur des données probantes et dotée de moyens à la hauteur de ses ambitions. La voie à suivre n'est pas celle d'une égalité formelle et illusoire entre toutes les langues, mais celle d'un multilinguisme fonctionnel, qui reconnaît et organise la diversité pour en faire un levier de développement et de cohésion. Elle exige une volonté politique inébranlable, non seulement pour initier la réforme, mais surtout pour la soutenir sur le long terme.

Sans une connaissance fine de l'écologie linguistique du pays, sans un investissement massif dans l'aménagement des langues et la formation des hommes, et sans une stratégie de mise en œuvre réaliste et inclusive, l'officialisation des langues nationales risque de demeurer une coquille vide, un symbole puissant d'une souveraineté qui peine à s'incarner dans le quotidien des citoyens. Le rôle des experts, linguistes et analystes des politiques publiques, n'est pas de freiner cet élan, mais de l'accompagner avec la lucidité et la rigueur nécessaires pour aider à transformer un idéal révolutionnaire en une réalité fonctionnelle, équitable et durable pour le peuple burkinabè.

 

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Turcotte D. et Aubé H. 1983. Lois, règlements et textes administratifs sur l'usage des langues en Afrique Occidentale Française (1826-1959), éditions Presses de l'Université Laval, 117 pages

UNESCO. 1981. La définition d’une stratégie relative à la promotion des langues africaines, Document de la réunion d’experts, 361 pages.

 

 


[1] Une première version du présent texte a fait l’objet d’une communication présentée le 22 février 2024 à l’Université Nazi Bony de Bobo-Dioulasso. L’auteur tient remercier et à renouveler toute sa reconnaissance aux organisateurs pour l’opportunité qui lui a été offerte d’avoir des échanges riches et fructueux avec l’ensemble des participants.

[2] Comme au Mali, le Burkina abandonne le français comme langue officielle | Africanews, consulté le août 28, 2025, https://fr.africanews.com/2023/12/07/comme-au-mali-le-burkina-abandonne-le-francais-comme-langue-officielle/

[3] Discours du Capitaine Ibrahim TRAORE au 1er Sommet de l'AES - YouTube, consulté le août 28, 2025, https://www.youtube.com/watch?v=3V3YJX5wt8U

[4]Résultats Préliminaires-Conseil national de la statistique, consulté le 28 août 2025, http://cns.bf/IMG/pdf/rapport_preliminaire_rgph_2019.pdf

[5] Loin d’être stabilisée, la question du nombre de langue reste confrontée à la qualité des sources et la méthode des collectes des données. Ainsi, on compte tantôt 71, 60, 59, voire 48 ou même 46, suivant les sources. 

[6] Les politiques linguistiques en Afrique : pratiques et enjeux | Red de Estudios Africanos, consulté le août 28, 2025, https://redestudiosafricanos.org/fr/panneaux/les-politiques-linguistiques-en-afrique-pratiques-et-enjeux/

[7] L'éducation bilingue au Burkina Faso - Association for the Development of Education in Africa (ADEA), consulté le 28 août, 2025,

https://www.adeanet.org/clearinghouse/sites/default/files/docs/interieur_11_burkina_fre.pdf

[8] Programme d'éducation bilingue, Burkina Faso - UNESCO Institute for Lifelong Learning, consulté le 28août, 2025, https://www.uil.unesco.org/fr/litbase/bilingual-education-programme-burkina-faso

[9] La Malgachisation | PDF | Madagascar | Langue française - Scribd, consulté le 28août, 2025,

https://fr.scribd.com/document/862860391/La-Malgachisation

 

[10] Revitalisation de l'amazighe Enjeux et stratégies | Cairn.info, consulté le 28 août, 2025,

https://shs.cairn.info/revue-langage-et-societe-2013-1-page-9?lang=fr

[11] A critical review of the sociolinguistics of the Amazigh language in Morocco: Documentation, teaching, and officialization  - ResearchGate, consulté le 28 août, 2025, https://www.researchgate.net/publication/375332949_A_critical_review_of_the_sociolinguistics_of_the_Amazigh_language_in_Morocco_Documentation_teaching_and_officialization

[12] PanSALB OVERVIEW PRESENTATION, consulté le 28 août, 2025,

https://pmg.org.za/files/140826panslab.pdf

 

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