Partir des obstacles pour concevoir l’enseignement de la lecture dans les classes de CP au Burkina Faso

 

 DOI: 10.36950/lpia-01-02-2025-5
CC BY 4.0 International License

 

Cheick Félix Bobodo OUEDRAOGO

Département des Sciences du langage, Université Joseph KI-ZERBO
ouedraogocheicky@gmail.com

Résumé               

Apprendre à lire dans les écoles primaires du Burkina Faso relève d’un exploit, comme le soulignent les rapports sur la qualité de l’éducation primaire dans ce pays ainsi que dans d’autres pays d’Afrique subsaharienne. Si nous partons du principe que l’acquisition des mécanismes de la lecture s’effectuent dans un cadre systématique d’enseignement/apprentissage, le lien très étroit qui existe entre les conditions d’enseignement/apprentissage et les compétences en lecture des élèves constitue donc une évidence. L’objectif de cette étude est de mettre en lumière les contraintes qui complexifient l’acquisition de la lecture au cours des deux premières années de l’école primaire. Les données sur lesquelles nous avons fondé notre réflexion procèdent d’enquêtes de terrain menées au centre et au nord du Burkina Faso, dans des villes et en milieu rural. Ces enquêtes nous ont conduit dans onze écoles primaires comme dans les services des instances de gestion du système éducatif. Les résultats de cette étude montrent que l’enseignement de la lecture au CP ne tient pas suffisamment compte des obstacles auxquels les élèves font face. Il est donc nécessaire d’évaluer les difficultés d’apprentissage de lecture à la lumière de toutes les contraintes cognitives, linguistiques et socioculturelles qui s’imposent aux apprenants afin de rendre l’enseignement de la lecture plus efficace dès les deux premières années de la scolarité.

 

Mots-clés : enseignement ; apprentissage de la lecture ; orthographe du français.

Abstract

According to findings about the quality of primary school education in Burkina Faso as in Subsaharian countries, learning to read in the two first years of primary school constitutes a remarkable accomplishment. If we assume that acquiring learning mechanism is the result of systematic teaching/learning, there is evidence that teaching and learning skill are closely linked. The objective of this study is to shed light on the constraints that complicate the acquisition of reading during the first two years of primary school. The data used in this research come from inquiries conducted in the center and the north parts of Burkina Faso, in downtown and in rural zones. The inquiries were carried out in eleven schools as well as in the offices of decision-makers in the primary education system. The findings indicate that reading instruction during the first two years does not sufficiently take into the account the difficulties pupils encounter. It is important to look at reading difficulties that learners face through the lens of cognitive, linguistic, social and cultural factors that affect them. Doing so will help make reading instruction more effective right from the first years of school.

 

Keywords: teaching; learning to read; French language spelling.

 

Introduction

Parce qu’elle conditionne les apprentissages futurs, les capacités de raisonnement et les compétences socioémotionnelles, l’éducation primaire constitue un maillon essentiel dans la lutte contre l’analphabétisme et la pauvreté. Dans les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) qui ont couvert la période de 2000 à 2015, l’Education pour tous (EPT) figurait en bonne place ; son objectif était d’améliorer l’offre scolaire pour faire évoluer l’accès à l’éducation primaire jusqu’à atteindre la scolarisation primaire universelle. Cependant, on s’est rendu compte que la scolarisation n’implique pas nécessairement l’apprentissage. C’est ainsi que la Banque mondiale (2019) évoque une pauvreté de l’apprentissage dans les pays à faible revenu et à revenu moyen. Pour comprendre cette crise de l’apprentissage, il convient de remarquer qu’il existe une relation de dépendance entre certaines connaissances à acquérir à l’école. La lecture et le calcul sont considérés comme des disciplines outils, car ils installent les fondamentaux nécessaires à l’acquisition d’autres connaissances enseignées. D’ailleurs, plus que le calcul, la lecture est à la base de tous les apprentissages à partir d’un certain niveau de la scolarité, car il est toujours nécessaire de lire pour apprendre : qu’il s’agisse des règles mathématiques, de la grammaire ou de la géographie, bref, des leçons de calcul, de français et de disciplines d’éveil. Aucun apprentissage n’est possible sans des compétences suffisantes en lecture.

Pourtant, on s’est rendu compte que savoir lire couramment, compétence nécessaire pour éviter l’échec scolaire n’est pas la compétence la mieux partagée à l’école primaire au Burkina Faso. Selon le rapport de la Banque mondiale de 2019 sur la qualité de l’éducation dans le monde, au Burkina Faso, plus de 80%[1] des élèves de 10 ans, soit de la 4e année de l’école primaire ne savent pas lire et comprendre un texte simple. Sachant que les mécanismes de la lecture sont enseignés et doivent être acquis au cours des deux premières années de la scolarité, force est de constater que les élèves de quatrième année qui n’arrivent pas à lire risquent de ne plus apprendre à lire à l’école.

L’acquisition des mécanismes fondamentaux de la lecture est donc nécessaire et doit retenir l’attention des principaux acteurs du système éducatif Burkinabè. Pour comprendre les difficultés des élèves en lecture à partir de la troisième année de scolarité, il convient de s’interroger sur le processus d’apprentissage ; d’où la nécessité d’évaluer l’enseignement de la lecture au cours des deux premières années. L’objectif de cette étude est de mettre en lumière les contraintes qui complexifient l’acquisition de la lecture au cours des deux premières années de l’école primaire L’enseignement de la lecture dans les classes de CP1 et de CP2[2] constitue le socle d’une éducation primaire de qualité au Burkina Faso et, par voie de conséquence, dans les autres pays francophones ayant un système éducatif analogue. Cette étude s’articule autour de quatre axes : l’ancrage théorique, l’encrage méthodologique, la présentation des données et les propositions pour une meilleure prise en charge de l’enseignement de la lecture.

  1. Cadre théorique

De façon simple, lire, c’est traduire des écritures en mots, en phrases et en textes afin de leur donner un sens. La lecture fait donc appel à deux compétences : le décodage des écritures et la compréhension d’une langue. Aucune de ces deux compétences ne saurait faire l’abstraction de l’autre quand on veut lire : décoder sans comprendre la langue ne permet pas de s’imprégner de ce qui est écrit et le fait de comprendre une langue sans une maîtrise suffisante du code d’écriture correspond à une forme d’analphabétisme.

L’acquisition de ces deux compétences nécessite un apprentissage systématique. La spécificité de cet apprentissage s’explique par les ressources cognitives qu’elles mobilisent : convertir des graphèmes en phonèmes, puis en syllabes, en mots, en syntagmes, en phrases et ensuite en discours. Si l’on va plus loin, la vitesse de lecture constitue un facteur crucial dans le mécanisme de lecture. Du fait de sa complexité, la lecture impose une charge cognitive importante qui ne peut être supportable que par l’installation d’automatismes, c’est-à-dire la reconnaissance automatique des mots par leur orthographe.

De ce fait, l’enseignement de la lecture se doit d’être rigoureux et les enseignants doivent être bien outillés à cette fin. Pour cette étude, nous nous basons sur le principe théorique énoncé par Sebastian Wren[3] (2001, p 7) et sur le modèle tridimensionnel de Klieme & al (2009). Ces deux approches éducatives s’appuient sur l’activité de l’enseignant en relation avec l’activité intellectuelle de l’élève en cours d’apprentissage.

L’approche tridimensionnelle implique trois piliers fondamentaux d’un enseignement réussi. Il s’agit de :

-     une gestion de la classe, claire et bien structurée (cf. résultats des recherches processus-produits) ;

-     un climat de classe favorisant l’apprentissage (notamment via les feedbacks et la régulation) et tourné vers l’étudiant (cf. théories de la motivation) ;

-     une activation cognitive via des contenus stimulants (cf. approches cognitive et constructiviste).

Quant à  Sebastian Wren, les enseignants doivent maîtriser les compétences suivantes :

-     une bonne connaissance de ce qu’est la lecture, à savoir :

·     quels sont les mécanismes de la lecture ?

·     quels sont les connaissances nécessaires pour lire ?

-     une aptitude à évaluer les besoins en termes d’apprentissage des élèves :

·     qu’est-ce qu’ils connaissent déjà ?

·     qu’est-ce qu’ils ont besoin d’apprendre ?

-     une aptitude à répondre aux besoins d’enseignement des élèves à travers des activités ciblées, correspondant aux objectifs visés dans le processus d’évaluation des besoins des apprenants.

À l’analyse, nous pensons que ces deux approches trouvent un écho notable avec le constructivisme de Piaget (2008). Dans la conception piagétienne du constructivisme, tout apprentissage naît d’un déséquilibre psychologique qui s’explique par la distance existant entre le connu et l’inconnu. Quand on sait, par exemple, comment un mécanisme fonctionne, on peut l’utiliser facilement. Mais quand on veut utiliser le même mécanisme sans savoir comment il fonctionne, on ressent une sorte de déséquilibre sur le plan cognitif qu’il faut réparer en passant par l’apprentissage permettant d’intégrer de nouvelles connaissances à un processus mental déjà existant (appelé schème). Si nous partons de ce principe, tout apprentissage, qui constitue la recherche d’un équilibre intellectuel, exerce des contraintes sur l’apprenant, qui doit obéir à des conditions inhérentes à l’objet d’apprentissage, mais aussi à la position intellectuelle de l’apprenant ainsi qu’à sa perception de la tâche que nous planifions à travers l’organisation des séances d’apprentissage. Dans un tel contexte, les contraintes peuvent être assimilées à des obstacles que l’apprenant devra apprendre à franchir afin d’acquérir les connaissances visées.

Si l’on se rapporte à cette réflexion, l’analyse des obstacles qui se dressent devant un écolier burkinabè doit permettre d’évaluer convenablement ses besoins en apprentissage dans l’objectif de proposer un enseignement ciblé et plus efficace.

  1. Méthodologie

La présente étude s’appuie sur des données collectées durant plus de huit ans. Elles proviennent d’observations en classes, d’entretiens avec les principaux acteurs de l’enseignement ainsi que de réponses à des questionnaires d’enquête. L’observation a été menée dans onze écoles, à raison de quatre classes par école, reparties dans trois régions différentes : les régions du centre, du centre-ouest et du nord du Burkina Faso.

L’observation que nous avons effectuée s’étend de 2014 à 2022. Elle a débuté durant notre thèse de doctorat et, après la soutenance de celle-ci en 2015, nous avons poursuivi nos enquêtes de terrain dans la continuité de nos recherches. Afin de donner à nos différentes visites de classe (quarante-quatre au total) un caractère scientifique, nous avons utilisé une grille d’observation qui permet d’évaluer les activités pédagogiques des enseignants en fonction des principes et instructions relatifs à l’enseignement de la lecture. Ces principes et instructions incluent la préparation des leçons, la préparation du matériel didactique, le respect de la méthodologie d’enseignement, le respect du temps imparti à chaque séance par les enseignants. Pour garantir une évaluation plus objective, nous nous sommes accordé un temps d’analyse et de réflexion nécessaires, en allant au-delà de l’observation directe, en enregistrant les séances d’enseignement sur vidéo.

Quant aux entretiens, ils ont été réalisés à partir d’une grille d’entretien semi-directif qui contient des questions concernant les difficultés rencontrées par les enseignants et leurs élèves en classe de lecture ainsi que les suggestions des enseignants pour améliorer cet enseignement.

La notion de scolarité est centrale dans cet article. Elle concerne des enfants en âge d’aller à l’école et se déroule dans un cadre formel. Dans cette étude, il s’agit exclusivement de l’école primaire. Cette démarche doit être distinguée de l’alphabétisation à proprement parler qui constitue l’enseignement/apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul pour des adultes (des apprenants de 15 ans et plus).

 

  1. Présentation et analyse des données

Comme indiqué précédemment, la lecture est constituée de deux composantes : le code graphique et la langue. Parmi ces deux composantes, la langue dans laquelle se fait la lecture nécessite une attention particulière dans le cas du Burkina Faso. Elle n’est pas la langue première (maternelle) de la quasi-totalité des élèves. Ainsi, pour l’analyse et la présentation des données, nous commençons par étayer le contexte sociolinguistique des nouveaux écoliers avant d’aborder les questions liées au respect des principes et aux instructions officielles de l’enseignement de la lecture dans les deux cours préparatoires, ainsi que l’identité professionnelle des enseignants.

 

  1. Contexte sociolinguistique face à l’acquisition de la lecture

Les enjeux linguistiques du système éducatif burkinabè sont étroitement liés à l’histoire du pays et de son système éducatif. On pourrait considérer le système éducatif des pays francophones d’Afrique subsaharienne comme un héritage colonial, car il reproduit en grande partie ce qui se passe en France. Sa structuration se présente en plusieurs échelons : 1) l’éducation de la petite enfance (3 ans) et l’école élémentaire (6ans), 2) le collège (4 ans) et le lycée (3 ans) et 3) l’enseignement supérieur et la formation professionnelle. On remarque que depuis les années 1960, date des indépendances, jusqu’à aujourd’hui, le modèle éducatif est resté le même avec une forte proportion d’élèves orientée vers des études conduisant au Baccalauréat général. 

La langue d’enseignement à tous les niveaux d’éducation demeure le français, étant la seule langue officielle au côté des langues nationales qui sont les langues premières de la quasi-totalité des Burkinabè. Les enfants qui entrent à l’école découvrent donc la langue française en même temps que la salle de classe. Pourtant, la lecture doit être apprise en français puisque la seule langue de l’école est le français. Dans un tel contexte, il est légitime de se demander s’il est possible d’apprendre à lire en français sans comprendre la langue elle-même. La réponse est oui, mais cela implique des aspects cognitifs importants, notamment la charge cognitive et la conscience phonologique qui doivent être prises en compte.

Concernant la charge cognitive, tout apprentissage implique un effort qui correspond à l’ensemble des connaissances mobilisées pour résoudre un problème. Cette charge cognitive fait donc appel à la mémoire, qui fournira les éléments nécessaires au traitement d’une information ou d’un problème. Cependant, il a été observé que les diverses activités cognitives impliquées dans le processus d’apprentissage n’engendrent pas toutes la même charge cognitive. C’est précisément ce qui rend certaines activités plus accessibles que d’autres. Pour réduire cette charge cognitive, on peut recourir à la concrétisation. Par exemple, il est plus facile de montrer le livre en le nommant que de donner des explications sans référent. C’est à ce niveau que se pose la question de l’acquisition de la lecture dans une langue qu’on ne parle pas. Il est nécessaire de passer toujours par la concrétisation, qui présente un double défi : celui de toujours avoir une référence tangible et l’impossibilité de tout concrétiser à la fois. En étudiant la lettre « P » à travers l’image de la pipe, un enfant qui ne pratique pas le français ne saurait dire d’autres mots contenant le son [p]. Il reste fixé sur le mot pipe et il est du même coup limité dans sa capacité de mémorisation. C’est là qu’intervient la notion de conscience phonologique, qui constitue l’aptitude à identifier et à reconnaître les sons, les syllabes contenus dans une unité lexicale, dans une perspective paradigmatique. En stimulant la conscience phonologique des apprenants, on leur permet donc de se familiariser avec l’identification ou la découverte de mots contenant les sons étudiés et de consolider la connaissance des graphies. Cependant, cela n’est possible que si on connait les mots de la langue dans laquelle on apprend à lire.

En plus de la charge cognitive et la conscience phonologique, il convient d’ajouter les compétences phonologiques, qui permettent à un locuteur de prononcer correctement les mots de la langue. Face à la langue française, les enfants sont par moment démunis, notamment lorsqu’ils doivent prononcer des mots avec des phonèmes ou une succession de syllabes n’existant pas dans leur langue maternelle. Nous en avons des exemples concrets, comme nous le rapportent les enseignants, la prononciation des graphèmes « ch » [ʃ] et « X » [V+k+C] ou [V+g+V][4] (selon les contextes d’apparition) qui n’existe pas dans les langues maternelles des écoliers burkinabè. Ces deux sons sont souvent initialement réalisés [s] et [V+k+V] ou [V+g+V] par les élèves[5] et il revient à l’enseignant de rectifier leur prononciation par des exercices répétés.

En plus de la charge cognitive liée au fait que les écoliers ne sont pas des locuteurs de la langue française, il convient d’ajouter celle liée à l’orthographe du français.

 

  1. La contrainte orthographique

L’orthographe joue un rôle crucial dans l’apprentissage de la lecture, car elle représente l’ensemble des règles qui régissent l’écriture d’une langue. Celui qui apprend à lire n’assimile pas directement les règles orthographiques, mais apprend à déchiffrer ce qui est généré à partir des règles orthographiques. Ainsi, l’apprentissage de la lecture devient une initiation à la maîtrise du mécanisme qui a conduit à la génération de l’écrit, c’est-à-dire le processus permettant de transcrire la parole en texte.

En procédant à une analyse de l’orthographe française, on constate qu’elle est constituée d’un alphabet de 26 lettres auxquels s’ajoutent des accents (aigu, grave, circonflexe) et des signes auxiliaires (cédille, tréma) : a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l, m, n, o, p, q, r, s, t, u, v, w, x, y et z. L’orthographe fonctionne sur la base d’un système phonographique dans lequel les signes sonores (phonèmes) sont associés à des signes graphiques (graphèmes[6]) et auquel se superpose un système sémiographique dans lequel certains signes graphiques sont associés au sens plutôt qu’au son, avec une forte dimension étymologique. Dans ce dernier cas on peut citer par exemple les marques de conjugaison (-ent à la 3e personne du pluriel) et les lettres muettes qui ont une signification sémantique.

Sur le plan graphémique et phonologique, un graphème peut représenter plusieurs sons (s= /s/ ou /z/ selon le contexte d’apparition) et un son peut être représenté par plusieurs signes graphiques (/o/= o= eau= au, la plurivocité). De plus, dans certains mots, certains signes graphiques ne sont pas prononcés de manière régulière. Prenons par exemple les mots "femme" [fam] et "patient" [pasjã]. On remarquera que les "e" /ə/ et "t" /t/ sont exceptionnellement prononcés /a/ et /s/. Ces irrégularités phonographémiques combinées aux sémiogrammes font du français une langue à  l’orthographe très irrégulière, en apparence et dont la justification relève d’un ordre sémiographémique complexe. Ce fait s’explique principalement par l’histoire de la langue. En effet, le français est le produit d’un mélange de plusieurs langues dont les plus influentes sont le latin et le grec. De nombreuses graphies de mots français trouvent leur origine de ces langues. A ce sujet, les auteurs de l’ouvrage Grammaire méthodique du français expliquent :

[…] Le développement historique de l’écrit conduit à une relative indépendance de toutes les écritures alphabétiques, qui se détachent progressivement de l’oral. En français, le décalage est si grand que l’on parle d’opacité phonétique de l’orthographe. Cependant, les lettres muettes ne sont pas inutiles : elles servent à véhiculer des informations grammaticales et sémantiques purement visuelles. (RIEGEL M. et al., 2014 : 115)

 

Se fondant sur la logique structurale, CATACH Nina cité par RIEGEL M. et al., 2014, indique que l’orthographe française constitue un système complexe, « un système de systèmes », à mettre en relation avec trois sortes d’unités linguistiques : le phonème, le morphème et le lexème. Ainsi, on distingue les phonogrammes, les morphogrammes et les logogrammes.

Les phonogrammes sont les graphèmes qui correspondent directement aux phonèmes et qui se réalisent littéralement. Lorsqu’un phonogramme est constitué d’un groupe de deux lettres, on parle de digrammes ou de digraphe ("ai"(lait) ; "ei" (neige) pour /Ɛ/). On parle de trigramme ou de trigraphe lorsqu’il s’agit de trois lettres ("eau" (ruisseau) pour /o/ ; "ain" (pain) pour /ẽ/.

Les morphogrammes sont des marques morphologiques (nominales, adjectivales et verbales) : ce sont principalement des marques finales écrites, qui ne sont pas prononcées (-s du pluriel, -t, -e, etc.), sauf en cas de liaison (les enfants [lƐzãfã]).

Les logogrammes constituent des « figures de mots » dans lesquelles la graphie ne fait qu’un avec le mot, qui s’inscrit globalement avec son image dans la mémoire visuelle du locuteur (ce/se, ou/où, doit/doigt, hôtel/autel formant des paires minimales graphémiques alors que les formes orales sont homophones).

A travers cette description, bien que sommaire, on se rend compte de la complexité de l’orthographe française. Elle présente de nombreuses irrégularités, incohérences et aspects arbitraires pour un apprenant alloglotte qui la découvre et qui doit en faire son instrument d’apprentissage scolaire (en lieu et place de sa langue maternelle). Tous ces éléments rendent l’apprentissage de la lecture complexe. En effet, la maîtrise de toutes ces spécificités orthographiques est nécessaire pour traduire les graphies en mots et phrases.

En tenant compte de la charge cognitive, de la conscience phonologique et des compétences phonologiques, on constate que l’apprentissage de la lecture en français sans parler la langue est possible, mais implique de nombreux obstacles. De nombreux enfants burkinabè éprouvent des difficultés en lecture en raison des efforts supplémentaires nécessaires pour lire en français sans maîtriser la langue. Pour approfondir cette analyse, il est pertinent de se demander comment la lecture est enseignée dès les deux premières années à travers les principes et instructions d’enseignement en vigueur dans le contexte burkinabè.

 

  1. Le respect des principes et instructions de l’enseignement de la lecture

L’éducation constitue une institution fondamentale des États modernes parce qu’elle a la mission de tracer les voies de l’avenir d’un pays. A ce titre, ses responsabilités et sa tâche s’exercent dans un cadre institutionnel qui définit les principes et instructions ainsi que les contenus et le rôle de chaque acteur social.  Les caractéristiques d’une éducation de qualité reposent non seulement sur l’adéquation des contenus d’enseignement, des principes et instruction, mais aussi sur la capacité des acteurs à accompagner les apprenants sans exception.

 

Les principes et instructions officielles

Selon les instructions officielles, les objectifs de l’enseignement de la lecture aux cours préparatoires sont les suivants :

-     au Cours préparatoire 1re année (CP1) : l’élève doit être capable de lire des mots et des phrases formés des sons étudiés ;

-     au Cours préparatoire 2e année (CP2) : l’élève doit être capable de lire couramment un texte formé à partir de mots qui lui sont familiers.

Ces deux objectifs impliquent une maîtrise parfaite des mécanismes de lecture de la langue française, c’est-à-dire la connaissance parfaite des graphèmes, de leur combinaison et ils prennent pour acquis la lecture automatique des syllabes, permettant ainsi la compréhension fluide et rapide des textes.

Du point de vue pédagogique, l’enseignement de la lecture tout comme celui des autres disciplines se fait à travers une méthodologie spécifique. Cela signifie qu’il existe une procédure spécifique avec des étapes bien définies dans le temps pour faire acquérir la lecture et l’écriture des sons des syllabes et des mots. L’étude du graphème (ou des graphèmes) qui est la traduction écrite du son est la base de chaque leçon. Ainsi, les toutes premières leçons de lecture portent généralement sur les voyelles (i /i/, u /y/, o /o/, a /a/ etc.) et ensuite sur les consonnes, comme indiqué ci-dessous. La méthodologie est conçue de manière à ce qu’une leçon se rapporte à un son en classe de lecture. Elle permet de découvrir le graphème associé à ce son, de le mémoriser, de l’associer à d’autres graphèmes pour former des syllabes et de lire ensuite les mots contenant le son du jour et d’autres sons/graphèmes, éventuellement, déjà étudiés.

On remarque donc que la lecture nécessite un effort de mémorisation et de construction de la part des élèves, qui doivent retenir les sons, les mettre ensemble pour lire et ce de façon graduelle. Pour soutenir cet effort de mémorisation la leçon de lecture est divisée en six séances au CP1 et cinq au CP2, avec trois séances de 30 minutes chacune par jour : la 1re séance commence à 8 heures 15 minutes, la deuxième à 10 heures 30 minutes et la dernière de la journée à 15 heures. L’étude d’un son se déroule donc en six séances, ce qui correspond à deux journées pour chaque leçon. Dans une leçon de lecture au CP, les activités proposées aux élèves sont :

-     découvrir le son du jour (une voyelle graphémique du français par exemple) ;

-     lire et écrire la ou les graphies correspondant au son du jour ;

-     reconnaitre "le son du jour" dans un mot ;

-     combiner "le son du jour" à d’autres sons pour former et lire des syllabes ;

-     lire des mots et des phrases contenant spécifiquement "le son vedette" ainsi que tous les sons déjà étudiés.

Pour les premières leçons de lecture, par exemple, deux jours de manipulation, comme déjà évoqué, sont prévus pour permettre aux élèves de lire, écrire et retenir la graphie et la lecture des voyelles « i /i/, u /y/, o /o/, a /a/, e /ə/, é /e/, è /ɛ/, ê ɛ:/ ».

Ensuite vient l’étude des consonnes, et en même temps commencent la lecture et l’écriture de syllabes dans une même leçon de 6 séances, qui se termine par la lecture de phrases et de textes dont la longueur évolue avec le temps.

En analysant les faits d’enseignement à la lumière de la méthodologie d’enseignement, nous avons observé quelques difficultés éprouvées par les apprenants, ainsi que des comportements défaillants des enseignants.

En respectant la méthodologie d’enseignement telle que préconisée, les enseignants laissent peu de temps aux élèves pour le maniement des syllabes. En effet, la manipulation des syllabes, la synthèse du "son du jour" ou de la nouvelle leçon avec d’autres déjà étudiés sont réalisées en une seule séance, au cours de laquelle d’autres activités de révision concernant la même leçon sont proposées. Parfois, la leçon peut concerner plusieurs sons ou plusieurs graphèmes, ce qui réduit davantage le temps de maniement réservé à chaque son ou graphème. Les leçons que nous avons observées n’accordent même pas 10 minutes au traitement des syllabes, essentiel tant pour la lecture que pour la maîtrise du français oral. Pourtant, la syllabe constitue un segment essentiel dans la pratique d’une langue, dans la mesure où elle est la structure fondamentale de regroupement des phonèmes dans la chaîne parlée (Dubois et al., 1994). Une langue est constituée de phonèmes, mais c’est leur regroupement qui permet de prononcer des mots et des phrases, étant donné que les phonèmes sont des unités discrètes de la langue. La maîtrise de la lecture et de l’orthographe des syllabes est pourtant fondamentale pour l’acquisition de la lecture.

En plus des instructions officielles comme la méthodologie d’enseignement, dont l’efficacité reste à revoir, on peut également mentionner le professionnalisme des enseignants qui est ralenti par les retards et les absences. Dans les zones rurales, dans la majorité des cas, si les enseignants ne sont pas en retard, c’est qu’ils sont absents de leur poste. Sur 11 écoles que nous avons visitées en 2015, 6 d’entre elles étaient en zone rurale et parmi ces 6 écoles, il n’y en avait qu’une où tous les enseignants étaient effectivement présents. Dans un tel contexte, il est difficile d’appliquer convenablement la méthodologie d’enseignement de la lecture qui nécessite un nombre important de séances (six ou cinq pour chaque nouvelle leçon) et des activités pédagogiques à proposer aux élèves. Ces retards et ces absences engendrent donc des situations de tâtonnements et d’improvisation qui sont marginalisées dans une situation d’enseignement systématique nécessitant une préparation assidue de la classe.

La préparation de la classe constitue, en effet, un maillon important du processus d’enseignement touchant à la rigueur des enseignants et à leur professionnalisme. Cependant, nous avons pu observer que la préparation de la classe semble ne plus être une obligation pour les enseignants. Pour peu que l’on veuille jeter un coup d’œil à leur cahier de préparation, qui est parfois attaqué par les termites, s’il existe, ils répondent en ces termes : « je suis un enseignant expérimenté, je n’ai pas besoin de préparer mes enseignements ». On pourrait se demander pourquoi cela arrive quand l’école est dotée d’un directeur censé signer les cahiers de préparation chaque matin. La réponse est que le directeur a perdu toute son autorité et ils n’hésitent pas à dire qu’« il faut laisser chacun se débrouiller ». Il convient même de rappeler que les enseignants sont partis en grève pour exiger d’être fournis en documents qui remplaceraient les cahiers de préparation. Pourtant, tout enseignement systématique nécessite une préparation, et la préparation constitue une étape fondamentale, comme nous l’avons mentionné, de la tâche de l’enseignant, qui est basée sur des séquences d’activités mettant en scène l’enseignant et les apprenants dans le cadre d’une interaction à visée cognitive limitée dans le temps. Cette mise en scène ne peut être efficace et maîtrisée que si elle est préparée dans le respect de certains principes élémentaires. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on parle de scénarisation dans le cadre de la pratique des enseignants en interaction avec les apprenants. Cette interaction implique le principe que les enseignants transmettent le savoir en s’appuyant sur un rituel d’échange verbal susceptible de faire l’objet d’une réflexion orientée vers un meilleur rendement.

Ces principes et instructions doivent être accompagnés d’un programme d’enseignement pertinent, dont le rôle est de définir les différentes étapes à parcourir par un apprenant dans l’acquisition des connaissances devant permettre d’atteindre des objectifs circonscrits dans la période d’une année scolaire qui ne dure que neuf mois et quinze jours au Burkina Faso (entre le 1er octobre et le 15 juillet).

 

  1. Le programme de lecture au CP

Le programme élaboré pour répondre à ses objectifs correspond à l’étude de graphies représentant des sons, pour une grande partie et ensuite à une initiation à la lecture courante. Cette étude est organisée de façon hebdomadaire et se présente de la manière suivante :

Au CP1

Semaine

Contenu

Semaine

Contenu

Semaine

Contenu

Semaine

Contenu

1

i

7

l et t

13

k et h

19

an et en

2

u

8

p et m

14

j et g

20

in et ain

3

o

9

d et r

15

w et x

21

ei et ai

4

a

10

s et n

16

y et z

22

é=ez=er

è=et=es= est

5

e et é

11

b et f

17

ou et eu

23

gr, vr, br

6

è et ê

12

c et v

18

oi et on

24

cl et pl

 

Au CP2

Semaine

Contenu

Semaine

Contenu

Semaine

Contenu

Semaine

Contenu

1

é=ez=er

è=es=est

7

on=om

an=en=

am

13

ian, ien, ion

tion=sion

19

Lecture courante

2

gr, vr, br

bl, cl, pl

8

in=ein

in=ein=

im=aim

14

ui et oin

20

Lecture courante

3

ch et gn

9

oc, or, ol

ec, er, el

15

ille et ouille

21

Lecture courante

4

qu et gu

10

ac, ar, al

our, oir, eur

16

aille=ail

eille=eil

22

Lecture courante

5

c=s et s=z

11

g=j

ph=f

17

euil-euille

oy, uy, ay, y=i

23

Lecture courante

6

Lecture courante

12

ié,ier, ied

ia, io, ieu

18

Lecture courante

24

Lecture courante

 

Ces deux tableaux font état de deux programmes scolaires de 24 semaines chacun. En dehors des trois premières semaines du CP1, il est prévu deux leçons de lecture par semaine. Dans chaque cellule du tableau représentant les deux leçons de lecture prévues par semaine, le son ou le  groupe de sons en gras constituent une leçon distincte tandis que l’autre groupe constitue la deuxième leçon de la semaine. Il est également prévu des séances de révision pour certaines périodes, cependant, une incohérence est observée entre ce qui est prévu dans le livre de lecture et ce qui apparaît dans les instructions officielles. Ainsi, les périodes de révision diffèrent donc d’un document à l’autre.

Vu le nombre de graphèmes à mémoriser caractéristique de l’orthographe française ainsi que les manipulations à effectuer, la charge cognitive imposée aux enfants demande d’énormes efforts, qui peuvent être atténués par la révision des sons déjà étudiées, à condition que les activités de révision soient régulières et bien adaptées. Conformément aux instructions officielles, une séance de révision est prévue à la fin de chaque semaine, le samedi, afin de revoir les graphèmes ou les sons étudiés au cours de la semaine, ainsi que les syllabes et mots des mêmes leçons.

Concernant le livre de lecture, pour ce qui concerne le CP1, on remarquera que deux pages de révision (comprenant les graphèmes, les syllabes, les mots et les phrases) apparaissent après une série de quatre leçons de lecture jusqu’à la neuvième semaine. A partir de la dixième semaine jusqu’à la dix-septième semaine, les deux pages de révision apparaissent au bout d’une série de deux leçons. A partir de la dix-huitième semaine jusqu’à la fin du programme, le cycle des deux pages de révision reprend à l’issue d’une série de quatre leçons.

De nos visites dans les classes, nous avons constaté que la plupart des enseignants ne parviennent pas à suivre la programmation des instructions officielles, c’est-à-dire tout simplement que les enseignants n’arrivent pas à suivre le rythme de deux leçons par semaine. Par exemple, en janvier 2014, nous avons observé l’utilisation du livre de la première année dans les classes de CP2 (deuxième année). Ce constat concerne toutes les classes de CP que nous avons visitées. Il n’est même pas rare que des élèves traversent la troisième année sans toucher au livre du CE1[7]. Un enseignant l’a exprimé ainsi : « parfois on passe du livre de CP2 au livre du CE2 (quatrième année) sans toucher au livre du CE1 (troisième année) parce qu’on n’a pas fini le livre du CP2 avant la fin de l’année avec des élèves du CE1. »

Nous avons également observé que même lorsque l’enseignant passe au livre du CE1 en troisième année, il continue d’afficher les sons et leurs graphies qui sont censés être maîtrisés au CP2. Cela signifie que la maîtrise de la lecture des sons n’est pas effective après la deuxième année. Ainsi, nous pouvons conclure que la gestion des programmes de lecture au cours des deux premières années du primaire reste difficile pour les enseignants. La planification des apprentissages dans le temps demeure donc une préoccupation majeure dans l’acquisition des mécanismes de lecture dès les deux premières années de la scolarité primaire.

  1. L’acquisition des mécanismes de lecture en CP

A la fin de la classe du CP2, on s’attend à ce que la grande majorité des écoliers (au moins 80%) sachent lire des mots et des phrases simples essentiellement constitués de sons et de syllabes qu’ils ont étudiés durant deux années scolaires. Ces compétences fondent les bases de la pratique de la lecture courante qui débute à partir de la troisième année de la scolarité primaire. D’ailleurs, dans les instructions officielles de 1989, les deux objectifs principaux au CP sont les suivants :

-     familiariser l’élève aux mécanismes de la lecture ;

-     amener l’élève à lire globalement.

A partir de ces deux objectifs, on peut dire qu’aucun écolier ne doit être laissé pour compte.

Cependant, le constat fait par les études de la Banque mondiale reste saisissant, car moins de 30%[8] des écoliers de 10 ans et plus peuvent atteindre ce niveau de compétence en lecture. Au cours de nos visites de classe, tant dans les classes de CP que dans celles de CE[9] et CM[10] les élèves ont des difficultés à lire. Un fait qui convainc que les élèves finissent les deux premières années sans une maîtrise parfaite et nécessaire de la lecture des sons et des syllabes est la présence permanente de ces graphèmes (sons) et syllabes, systématiquement laissés au tableau, dans les classes de CE1. Lorsqu’on pose la question de savoir pourquoi la présence de ces sons au tableau et de façon permanente, les enseignants concernés répondent : « ce ne sont pas tous élèves qui maîtrisent la lecture des sons étudiés en CP». Ce constat n’est qu’une suite logique d’un fait que nous avons observé dans les salles de classe : des apprenants de la classe du CP2 qui lisent difficilement les syllabes déjà étudiées. Pourtant, comme cela a déjà été signalé, sans ces compétences de base, c’est-à-dire la lecture intuitive des syllabes, la lecture courante est inaccessible aux élèves.

Les données mentionnées concernent les programmes d’enseignement qui s’articulent avec d’autres faits dans tout processus d’apprentissage. Ces faits concernent les apprenants d’une part, et d’autre part l’objet d’apprentissage qu’est l’acquisition des mécanismes de lecture et son enseignement. Les questions de langue, d’orthographe ainsi que la manière de présenter les connaissances à acquérir ont une forte influence sur l’apprentissage de la lecture, que nous allons discuter dans le point suivant.

 

  1. Interprétation des données

Le point de départ de cet article a été le constat d’un enseignement crucial, l’initiation à la lecture, qui n’arrive pas à atteindre ses objectifs. Cela a des conséquences dévastatrices sur toute la scolarité des élèves qui, parfois, sont obligés d’abandonner parce qu’ils n’arrivent plus à suivre les enseignements. L’analyse des données révèle des insuffisances au plan institutionnel, mais aussi les représentations que les enseignants ont de l’enseignement de la lecture en première et deuxième année.

Au regard des données exposées, on peut situer l’échec de l’apprentissage de la lecture au Burkina Faso principalement à deux niveaux : l’institution et l’instruction.

 

  1. Le système éducatif primaire

Concernant l’institution, nous tenons à rappeler que tout apprentissage, parce qu’il nécessite des efforts, implique des contraintes. Le rôle de l’institution éducative, représentée par le ministère de l’Education nationale, à l’origine de l’organisation et de la structuration du système éducatif est de prendre en compte ces contraintes dans les programmes, instructions et principes d’enseignement.

A la lumière de nos observations, nous avons remarqué qu’au-delà de toutes les contraintes qui peuvent s’imposer à tout candidat à l’acquisition des mécanismes de lecture, la question linguistique est prépondérante au Burkina Faso. Nous avons souligné précédemment que ne pas parler une langue dans laquelle on veut apprendre à lire impose des efforts intellectuels supplémentaires, donc une charge cognitive plus élevée. Nous avons déjà expliqué que la mémorisation des sons, de leurs correspondances graphiques et leur identification se font à travers les mots de la langue de lecture. Les écoliers burkinabè ne parlant pas le français avant de d’entrer à l’école ne peuvent donc s’appuyer sur des mots du français pour appliquer leur apprentissage de la lecture. Ils sont, ainsi, confrontés à une situation d’apprentissage nécessitant une mémorisation rigoureuse à partir de quelques mots présentés pour la découverte des sons et de leurs graphies. Le niveau d’abstraction requis à cet effet est très élevé et n’est pas à la portée d’enfants de leur âge (Piaget J., 2008).

Pourtant, les instructions officielles ne font pas explicitement mention du problème linguistique à l’école. Ni dans la formation des enseignants, ni dans les documents servant de repère aux enseignants ce problème n’est discuté. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, les enseignants ne considèrent pas le problème linguistique comme un obstacle à l’apprentissage de la lecture au cours préparatoire. Ils disent simplement : « le programme du CP1 est très chargé ». Alors que le nombre de leçons ne devrait pas poser de problème : 48 leçons pour 24 semaines. En pensant aux neuf mois et quinze jours de l’année scolaire, on se rend compte que même avec deux congés trimestriels de deux semaines chacun, le temps est suffisant pour épuiser le programme si tout se déroule comme prévu. En fait, le programme est long parce que les élèves n’arrivent pas suivre. En un mot, l’apprentissage est difficile pour la plupart d’entre eux et ne progresse pas dans de telles conditions.

Mis à part le problème linguistique, un autre obstacle qui se dresse devant les élèves apprenant à lire au Burkina Faso : l’orthographe de la langue française dont la complexité a été mentionnée précédemment. Cette complexité n’est pas non plus abordée dans les documents officiels à l’attention des enseignants, qui ont du mal à établir un lien entre les difficultés des apprenants et la complexité de l’orthographe.

Les faits de langue et d’orthographe nécessitent un traitement spécifique et explicite que les autorités chargées des questions éducatives à l’école primaire doivent initier à travers des cadres bien précis conditionnant les pratiques enseignantes. La prise en compte de ces faits doit conduire à une formation des enseignants et à la définition de programmes et méthodes d’enseignement répondant aux besoins d’instruction des apprenants qui ont besoin de programmes adéquats et de plus de temps d’apprentissage.

Nous avons fait remarquer que la syllabe qui constitue un élément fondamental dans la prononciation et la lecture des mots n’est pas traitée avec insistance. Pourtant, des insuffisances dans la lecture des syllabes induisent en même temps des difficultés de lecture qui ne peuvent que croître, dans la mesure où le nombre de sons à mémoriser et à manipuler pour lire et écrire s’accroît de jour en jour. Ce constat implique en même temps la dimension affective des apprentissages, car la question de la motivation passe par la conscience qu’on a de réussir une activité. Comme l’a souligné Britt-Mari Barth (2001), la motivation est davantage un produit de l’acte d’apprendre que son déclencheur, car on aime bien s’adonner aux activités dans lesquelles on a de la réussite et vice versa ; on tend à éviter ce qui nous paraît insurmontable comme défi. La motivation se trouve donc dans l’activité elle-même et la lecture, au vu de ses implications dans les apprentissages scolaires, doit lui conférer une place à part.

A cet effet, on n’hésite pas à évoquer la notion de Matthew effect[11] dans les pays anglo-saxons pour indiquer que les élèves qui s’en sortent en lecture liront mieux et apprendront davantage, tandis que les élèves qui ont des difficultés en lecture auront peu de chance d’apprendre convenablement à lire, car la difficulté de la tâche va grandissant. Ces élèves en difficulté finiront par être des laissés pour compte du système. Il n’est pas rare que certains pays[12] mettent en place des projets d’envergure nationale dédiés à l’apprentissage de la lecture. Ces projets nationaux ont pour objectifs d’informer les populations sur les enjeux liés à la maîtrise de la lecture ainsi que les mesures à prendre pour faire face aux difficultés d’apprentissage de la lecture. Ces mesures concernent tous les acteurs : les autorités politiques et administratives, les enseignants, les parents ainsi que les élèves, chacun a un rôle et des responsabilités bien définis dans les projets.

Dans le cas du Burkina Faso, même si l’Etat, par l’intermédiaire du ministère de l’Education nationale, planifie et met en œuvre un projet dédié à l’apprentissage de la lecture, le rôle des parents dans ce projet restera marginal, car le taux d’analphabétisme est élevé au sein de la population adulte de plus de 15 ans. Ce taux dépasse 60%[13] voire plus, étant donné que la littératie de cette frange de la population n’a jamais fait l’objet d’une étude sérieuse. Ce fait accroît la charge de l’institution scolaire dans son objectif de fournir une éducation de qualité et équitable à tous les enfants dont elle a la charge. L’enseignement au Burkina Faso doit donc tenir compte du fait que la classe reste le seul lieu où la plupart des élèves apprennent de façon systématique ce qui est enseigné à l’école. Les besoins en enseignement des élèves doivent être évalués en fonction de leur environnement socioéconomique et culturel qui exerce une influence certaine sur leur perception des tâches scolaires, mais également sur leurs aptitudes cognitives.                 Avec la notion de zone proximale de développement de Lev Vygotsky (Ivic I., 2000) un enfant finit par réaliser seul ce qu’il a appris avec l’aide de l’adulte. Apprendre à lire à la maison a une signification et une portée significative que l’école doit combler pour les enfants qui ne peuvent pas en bénéficier. La question des révisions entre en ligne de compte dans cette situation, car les séances de révision doivent permettre de traiter en profondeur la question de la mémorisation des graphèmes et les sons correspondants, ainsi que leurs manipulations dans les différentes syllabes et mots où ils se manifestent. Pourtant, il a été rapporté précédemment que la révision en lecture ne bénéficie pas d’un traitement rigoureux. Il existe une différence de traitement de cette question selon qu’on se réfère au livre de lecture ou les instructions officielles (IO de 1989). En outre, il convient de remarquer que la révision ne figure pas sur les emplois du temps des cours préparatoires. Par conséquent, l’enseignant n’est pas tenu de les réaliser toutes les semaines.

Pourtant, apprendre à lire en français fait fortement appel à la mémoire et à la capacité de construction. En revisitant le programme de la lecture en cours préparatoire, on se rend compte du nombre élevé et croissant de sons à mémoriser et à manipuler de manière graduelle. Cela est en grande partie lié au fait que l’orthographe du français n’est pas transparente, occasionnant des situations de dyslexie qui semblent rares avec les langues à orthographe transparente, comme l’espagnol ou le portugais où chaque son correspond à un graphème et un graphème correspond à un son. En lecture, tous les graphèmes étudiés doivent être impérativement connus et maîtrisés au risque de créer une rupture dans le processus d’apprentissage, car l’élève se trouvera confronté à des syllabes qu’il n’arrivera pas à déchiffrer dans certains mots.

L’idée de révision est donc fondamentale dans les apprentissages et particulièrement en lecture durant les deux premières années de la scolarité, pendant lesquelles les graphèmes et les sons correspondants fonctionnent comme les maillons d’une chaîne, où c’est l’élément le plus faible qui détermine la force de la chaîne. En psychologie cognitive on parlera du principe de récence pour montrer que la mémoire a besoin d’un traitement en profondeur et de la régularité (M. W. Matlin, 2001) dans le processus d’apprentissage.

 

  1. Les insuffisances de l’enseignement

Il ressort des données présentées que les enseignants rencontrent des difficultés de planification et d’observation.

L’insuffisance de planification découle d’abord du manque de rigueur des enseignants dans l’exécution de leurs tâches, marquée par des absences, des retards ainsi que des irrégularités remarquées dans le respect des principes pédagogiques. L’apprentissage de la lecture exige une maîtrise sans faille de toutes les graphies de la langue française conduisant au déchiffrage. Cela nécessite une mémoire à long terme et une mémoire de travail à la hauteur de cette exigence. Ainsi, son enseignement demande de la rigueur et une visée qui dépasse l’objectif d’une leçon pour travailler dans le sens de la capitalisation des notions déjà enseignées qui servent de fondations aux nouvelles leçons, car l’acquisition de la lecture constitue une continuité. Dans le débat des méthodes d’apprentissage de la lecture qui semble être dépassé de nos jours par l’adoption de la méthode mixte, qui retient les avantages de chaque méthode en minimisant leurs faiblesses, on rappelle d’ailleurs qu’aucune méthode n’empêche les enfants d’apprendre à lire et que l’efficacité d’une méthode tient à l’efficacité de l’enseignant. Il est donc tout à fait logique qu’un enseignement qui ne tient pas compte de tout ce que l’apprentissage de la lecture implique comme contraintes (cognitive ou socioculturelle) ne parvienne pas à faire lire les élèves convenablement.

Outre l’insuffisance de planification qu’on peut reprocher aux enseignants, il y a la question de l’observation des élèves. Si les élèves peuvent passer les deux premières années de leur scolarité sans apprendre à déchiffrer convenablement les mots, c’est qu’il y a eu une absence d’observation de leurs progrès. L’enseignement est donné dans le cadre d’un programme qui contient une succession de leçons sans tenir réellement compte de ce que les élèves apprennent réellement, car en aucun moment, il n’est mentionné dans les instructions officielles les difficultés probables auxquelles les élèves peuvent être confrontés. Les obstacles n’étant pas identifiés d’avance, il est fort logique que des mesures appropriées ne soient pas systématiquement prévues pour les surmonter. C’est d’ailleurs pour cette raison que selon les représentations que les enseignants ont de l’apprentissage de la lecture au CP, leur simple présence en classe suffit pour que les élèves s’approprient les mécanismes de déchiffrage en lecture. Les enseignants doivent être sensibilisés à toutes les implications liées à l’apprentissage de la lecture, qu’elles soient d’ordre, cognitif, linguistique, orthographique et même socioculturel. Ainsi auront-ils les compétences nécessaires leur permettant d’observer la progression de leurs élèves afin de leur apporter un soutien adéquat pour faire d’eux des apprentis lecteurs capables d’automatismes dans la lecture des graphèmes, des syllabes, des mots courants et transparents en français. Ils pourront ensuite, sur la base de ces compétences, progresser vers la lecture courante de textes correspondant à leur âge.

Au regard du caractère fondamental de la lecture dans la vie scolaire des élèves et des insuffisances qui caractérisent son enseignement, il serait efficace de former spécifiquement des instituteurs et dans une certaine mesure, les fixer dans les deux premières classes de l’école primaire.

L’encadrement des enseignants ainsi que les activités pédagogiques à proposer aux élèves nécessitent un contenu précis, dont la mise au point, le suivi et l’amélioration exigent un travail de recherche scientifique approprié. Le rôle de la recherche dans l’amélioration de la qualité de l’éducation est donc incontournable et c’est justement parce qu’elle n’existe pas de façon systématique que le système éducatif  dans son ensemble souffre d’un manque d’outils d’évaluation adéquats pour rendre compte de la situation réelle des apprentissages dans les salles de classe. Le système éducatif burkinabè dans son ensemble est très marqué par le tâtonnement dans le secteur de l’éducation.

 

Conclusion

Apprendre à lire implique la construction de compétences liées à la connaissance des graphèmes ainsi que leur synthèse pour lire des syllabes et des mots. L’acquisition de ces compétences ne dépend pas seulement des efforts cognitifs à déployer par les apprenants. Elle est aussi conditionnée par l’orthographe de la langue, la pratique de la langue de lecture, l’environnement socioculturel de l’apprenant ainsi que l’enseignement que ces apprenants reçoivent à cet effet. Autant dire que l’apprentissage de la lecture est jalonné d’obstacles à partir desquels on peut évaluer la complexité de l’acquisition de la lecture. Cependant, on remarquera que même si ces obstacles sont intuitivement reconnus au Burkina Faso, ils ne font pas l’objet d’une évaluation systématique. Nous assistons donc à un enseignement qui ne tient pas compte des besoins spécifiques des apprenants. Il semble donc logique que les élèves burkinabè franchissent le cap de la deuxième année du cours préparatoire sans avoir acquis une maîtrise suffisante du mécanisme de déchiffrage de la langue française.

Ce constat nous amène à dire qu’un enseignement conséquent de la lecture doit commencer par l’évaluation des obstacles d’apprentissage, prenant en compte tous les aspects impliquant l’apprentissage de la lecture. Ce n’est qu’à ce prix que des activités d’apprentissage répondant aux besoins d’instruction des élèves peuvent leur être proposées. Ces activités doivent permettre un apprentissage basé sur une construction rigoureuse et graduelle des compétences requises pour lire. Cela implique des changements profonds dans le système éducatif qui ne peuvent venir que d’un engagement ferme des autorités politiques impliquant dans ce projet tous les acteurs du système avec un regard spécifique sur le rôle de chaque acteur. La recherche scientifique reste donc incontournable dans la réalisation d’un tel projet axé sur une éducation primaire de qualité et équitable pour tous les écoliers burkinabè.

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[1] World Bank, 2019 Ending learning poverty: What will it take? (2019 : 18)

[2] Cours préparatoire première année et Cours préparatoire deuxième année : les deux premières années de la scolarité primaire au Burkina Faso et en Afrique francophone

[3] The Cognitive Foundations of Learning to Read : Framework.

[4] ‘’V’’ représente la notion de voyelle et ‘’C’’ la notion de consonne

[5] Maxime, par exemple est réalisé [magasim] par les élèves.

[6] Le graphème est une unité graphique abstraite et polyvalente ayant en premier lieu une valeur phonique. Un graphème correspond d’abord à un phonème donné, en cas d’orthographe ou de graphie univoque, ce qui n’est pas le cas du français. Il peut être constitué d’une lettre ou d’un groupe de lettres : /u/ est par exemple transcrit avec deux lettres "ou". Il est appelé digraphe dans ce cas). Le graphème peut revêtir une valeur sémantique (le "s" du pluriel des noms). Le graphème est à la lettre ce que le phonème est au son.

[7] Cours élémentaire première année (la troisième année de l’école primaire)

[8] World Bank, 2019

[9] Cours élémentaire (elle a une première et une deuxième année)

[10] Cours moyen (elle a aussi une première et une deuxième année)

[11] L’effet Mathieu qui référence à un passage de la Bible, Mathieu 20 : les riches s’enrichiront davantage et les pauvres s’appauvriront davantage

[12] https://literacytrust.org.uk/programmes/young-readers-programme/

[13] Selon le Recensement général de la population de 2019 publié par l’INSD (Institut national de la statistique et de la démographie) le taux d’alphabétisation des adultes de plus de 15 ans est de 29,7% de la population générale.