Introduction partie 3

Problématiques d’aujourd’hui dans le regard des archivistes et des bibliothécaires

Barbara Roth-Lochner

L’archivistique et la bibliothéconomie n’évoluent pas en vase clos, et les sujets de mémoire de diplôme choisis par les étudiants de la volée 2020-2022 du Master of advanced studies en archivistique, bibliothéconomie et sciences de l’information reflètent les grandes préoccupations de notre temps : quel est le sort des archives dans les conflits armés ? Comment élaborer un plan-catastrophe ? Comment les bibliothèques peuvent-elles contribuer aux efforts en matière climatique ? Quelle peut être la contribution des archives dans le débat sur le colonialisme ? Comment accueillir des archives sortant de l’ordinaire, musicales ou artistiques ? Comment faire face, grâce à une indexation bien pensée, aux besoins toujours accrus d’accès rapide et direct aux documents d’archives ? En développant leurs sujets, diplômantes et diplômants expriment aussi des convictions, et font preuve de courage en s’attaquant à des sujets délicats.

Au moment de la rédaction de ces lignes d’introduction, nous assistons avec inquiétude et effarement au déroulement dramatique de conflits armés dans plusieurs régions du monde. Ces situations ne sont jamais bonnes pour les archives sur lesquelles se fondent les États de droit, ou pour les biens culturels. Sous le titre «Les archives dans la guerre : Les archives comme butin de guerre, ressources stratégiques, enjeux idéologiques et biens culturels à protéger», ROGER STEINMANN nous rappelle que les archives, si elles revêtent bien évidemment une valeur culturelle de premier plan, ne peuvent pas se réduire à cela : que l’on pense à leur utilité pratique, à leur caractère juridique, à leur contenu parfois technologique, militaire et autre. Les idéologies totalitaires du 20e siècle déployaient de véritables stratégies en matière de spoliation ou de destruction d’archives, en territoires occupés mais aussi à l’intérieur des frontières. D’autres exemples bien choisis, parfois très récents, mettent en lumière les enjeux qui motivent les belligérants. Déjà avant la Convention de la Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé de 1954, les États mènent des réflexions sur les mesures préventives à prendre, et peu à peu le débat s’internationalise. R. Steinmann expose le cadre juridique, tout en soulignant le fait que les contentieux archivistiques peuvent revêtir une dimension plus politique que légale. Enfin, quels peuvent être les effets des « lieux sûrs » (Safe Havens) ?

À lire Roger Steinmann, on ne peut s’empêcher de penser à quelques écrits dystopiques, et à se demander quels méfaits des puissances malveillantes pourraient commettre à l’avenir grâce à l’intelligence artificielle en manipulant des archives nées numériques.

Parmi les mesures de protection préventives que prennent les collectivités, il y a les plans d’urgence, qui aident à faire face, dans les institutions patrimoniales, à des catastrophes telles que des incendies ou des inondations ; même si, en Suisse, le sort des biens culturels en cas de guerre a tendance à passer au second rang des inquiétudes, il ne doit pas être oublié. Dans son article intitulé «Vorbereitung einer Notfallplanung für eine private Organisation. Das Archiv des Bistums Basel in Solothurn», ALEXANDRA MÜTEL part du général au particulier. Elle constate que depuis 2-3 décennies, la nécessité de tels plans d’urgence est mise en avant ; la bibliographie est assez abondante, les modèles et consignes existent, notamment celles qui sont diffusées par la Protection des biens culturels. Pourtant, alors que dans les grandes institutions des plans ont été mis sur pied, dans les petits centres d’archives qui ne sont pas gérés par une collectivité publique, il reste difficile de trouver les ressources pour élaborer puis tenir à jour un tel plan. L’auteure analyse tout ce qu’implique la démarche, qui s’inscrit autant dans la gestion des risques que dans la politique de conservation et la formation du personnel. Elle se pose aussi la question des obligations juridiques pour une petite institution de droit privé comme les Archives de l’Évêché de Bâle.

«Weisses Papier, weisse Archive. Über die Notwendigkeit der Dekolonisierung von Schweizer Archiven». Tel est le titre qu’a choisi STEPHANIE WILLI pour attirer l’attention des archivistes sur leurs responsabilités dans le domaine délicat de la visibilisation de la participation à l’exploitation coloniale. L’histoire du colonialisme est encore en phase émergente, et nécessite un renforcement de son socle documentaire. Dans le monde des musées des cultures et de l’ethnographie, une réflexion auto-critique a déjà mené à une remise en question de la manière dont étaient présentées les cultures de pays lointains, ainsi qu’à la restitution d’artefacts ou de restes humains acquis de manière problématique. Dans les centres d’archives, on s’est longtemps reposé sur le constat que la Suisse, en tant qu’État, n’avait pas été une puissance coloniale ; mais ce ne sont pas, constate St. Willi, des institutions « neutres ». Dans les pays anglo-saxons et en Allemagne, le débat est à ce sujet vif. En Suisse, les recherches récentes ont mis en lumière le rôle d’individus, d’associations ou d’entreprises dans les colonies africaines, américaines, asiatiques. Quelles traces ont laissé ces activités dans les fonds documentaires ? L’auteure fournit de nombreux exemples. Un travail systématique de repérage et d’identification des sources pertinentes, autant dans les archives publiques que dans les archives privées, est nécessaire. Il s’agit aussi de s’interroger sur la provenance de ces sources, et sur la manière de les décrire (ou de ne pas les décrire ! attention à la terminologie) et de les indexer pour les rendre visibles. Ces démarches, avec d’autres actions relevant de la mise en valeur, doivent être précédée d’une simple prise de conscience de la problématique, qui n’est pas toujours facile.

Un autre thème préoccupant de notre époque est celui du dérèglement climatique. Il suscite, lui aussi, des réflexions et des engagements dans nos professions. C’est ainsi que CYRIL LÉCOSSE a étudié la manière dont le monde des bibliothèques affronte cette problématique. Sous le titre «Les bibliothèques scolaires vaudoises actrices de la durabilité», il nous livre un état des lieux de tous les efforts menés dans le monde des bibliothèques, en remontant aux fondements politiques, en commençant par l’Agenda 21 et les Objectifs de Développement Durable (Agenda 2030) formulés par l’ONU ; la Constitution suisse mentionne à plusieurs reprises le développement durable. L’auteur présente aussi les éléments contenus dans la Constitution vaudoise et les missions du Bureau cantonal de la durabilité. Au sein de l’IFLA, la volonté de l’ONU s’est traduite par la création de sa section nommée Environmental Sustainability and Libraries Section (ENSULIB). L’auteur attire enfin l’attention sur le mouvement des Green Libraries, dont le concept est né au début des années 1990. Les bibliothèques vaudoises participent, elles aussi, à l’effort collectif, et C. Lécosse se penche plus particulièrement sur les bibliothèques scolaires, auprès desquelles il a mené un sondage, pour mettre en lumière les champs d’action possibles, les réalisations qui sont déjà à leur actif et les obstacles rencontrés. Il relève plusieurs domaines dans lesquels un fort potentiel d’amélioration existe.

Dans son article intitulé «Deskriptoren – Erschliessungs- und Vermittlungspraxis in der Burgerbibliothek Bern», NADJA GLARNER traite la question délicate de l’indexation d’archives, qui est loin d’être résolue dans un environnement où provenance et compétences/attributions/activités de l’entité productrice d’archives restent les portes d’entrée traditionnelles. Mais les recherches par mots-clés, qui sont le socle des moteurs de recherche électroniques, obligent les archivistes à se pencher sur une indexation qui se rapproche de celle pratiquée par leurs collègues bibliothécaires.

En se fondant sur les pratiques du secteur des collections spéciales de la Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne, N. Glarner a mené l’enquête auprès d’autres centres d’archives. Dans les institutions qui ont décidé de se livrer à ce nouveau mode de description, l’indexation des noms propres vient en tête, sans surprise, surtout pour les archives de personnes et de familles ; elle est suivie des noms de lieux. Tout se complique pour l’indexation des matières, qui nécessiterait, pour être efficace, une analyse de contenu, que les archivistes qui décrivent les fonds ont rarement le temps d’effectuer, en tout cas de manière détaillée. De surcroît, le choix des mots-matière est tributaire de son temps (l’auteur évoque, par exemple, la question du genre). Et à qui s’adresse cette indexation ? Bref, les obstacles sont nombreux et délicats. Il est trop tôt pour évaluer si une adoption plus répandue de la norme Records in Contexts permettra de faire un grand bond en avant.

Les deux dernières contributions de ce groupe d’articles se penchent sur des archives de nature particulière - les archives d’artistes et les archives musicales – en mettant l’accent sur les problématiques qui exigent de la part des archivistes des compétences spécifiques. Ce faisant, elles mettent en lumière la variété des fonds qui se trouvent dans les institutions d’archives suite à l’élargissement des politiques de collecte auquel on assiste depuis quelques décennies.

Comment traiter au mieux les « fonds mixtes », c’est-à-dire les archives qui se caractérisent par la multitude de typologies de documents et de supports ? Les archives d’artistes sont de cette nature. Pour identifier toutes les questions qui se posent, ANNE CHAUVIE a enquêté auprès de deux institutions qui se sont spécialisées en fonds mixtes : la Cinémathèque suisse et la Fondation SAPA (Swiss Archive of the Performing Arts). Son article intitulé «Le traitement des fonds mixtes. L’exemple des archives d’artistes valaisans» présente les centres de conservation patrimoniale qui interviennent, en Valais, dans la collecte et le traitement de fonds d’artistes ; chacun réunissant des compétences spécifiques, notamment en matière de conservation de supports non papier, la collaboration et le partage des responsabilités sont souhaitables. Les Musées cantonaux, plus particulièrement le Musée d’art du Valais, ainsi que les Archives d’État, se révèlent être les acteurs principaux, et des collaborations ont déjà eu lieu. Un tour d’horizon des acquisitions réalisées durant ces dernières décennies permet à l’auteure de mettre en lumière les erreurs à éviter et les pratiques qui méritent clarification et amélioration. L’élaboration d’une politique commune se révèle nécessaire.

Dans le cas d’archives musicales, les supports sont moins hétérogènes que ceux des archives d’artistes, et c’est dans leur traitement et dans leur mise en valeur que se posent les questions les plus intéressantes. Avec NOÉMIE PAYOT et son article intitulé «Exploitation et réutilisation des données : mise en perspective avec le patrimoine numérique de la BCU Lausanne. Le cas de la musique écrite», le lecteur découvre l’usage que les musicologues et les musiciens font de ce type d’archives et la richesse des outils d’exploration et de valorisation qui sont à leur disposition.

L’auteure s’interroge d’abord sur ce que signifie la mise à disposition à différents niveaux, et relève les avantages, à la fois conceptuels et concrets, du Linked Open Data, qui, heureusement, occupe une place de plus en plus importante dans le réseau de bases de données et dans les plateformes de ressources patrimoniales. Pour les quelques 140 fonds musicaux de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, le choix a été fait de rendre accessibles les descriptions ou les documents numérisés dans la base « maison » Patrinum (Patrimoine numérique). L’auteure nous introduit aux standards spécifiques dans le domaine musical, en en relevant les avantages et les inconvénients, et en poussant assez loin ses analyses techniques. Sur le plan international, il existe une multitude de catalogues dont le but est généralement de rendre librement accessibles des partitions dans des formats exploitables pour la recherche. Toutefois, il reste du chemin à parcourir pour aboutir à des solutions à grande échelle.

Une autre réflexion qui vient à l’esprit en lisant cet article est le constat que les grandes institutions généralistes, comme la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, sont partie prenante d’un nombre de plus en plus vaste de plateformes et de bases de données. Tenir ces participations à jour demande de gros efforts et beaucoup d’expertise.