La spoliation ou la destruction d’archives n’est pas qu’un dommage collatéral de la guerre. Les archives peuvent représenter une ressource stratégique, conférant à celui qui s’en empare des avantages d’ordre militaire, politique ou économique sur son adversaire. Elles peuvent également servir dans l’effort de (contre-)propagande qui accompagne toute guerre dans l’ère de l’information. A l’époque contemporaine, les destructions et les spoliations d’archives prennent souvent une dimension idéologique ou identitaire. Face à ces dangers, les efforts entrepris pour protéger les archives, à l’instar d’autres biens culturels, s’internationalisent à partir de la Convention de La Haye (1954). Le concept du « lieu sûr » (Safe Haven), en particulier sa mise en œuvre en Suisse, est un exemple concret de la coopération internationale dans la protection des archives.
Die Plünderung oder Zerstörung von Archiven im Krieg ist kein blosser Kollateralschaden. Archive können eine strategische Ressource darstellen, die von den Kriegsparteien genutzt wird, um militärische, politische oder wirtschaftliche Vorteile gegenüber dem Gegner zu erlangen. Sie können auch der (Gegen-)Propaganda dienen, die jeden Krieg im Informationszeitalter begleitet. In der Neuzeit nehmen die Zerstörung und der Raub von Archiven oft ideologische oder identitäre Dimensionen an. Als Antwort auf diese Gefahren internationalisieren sich die Bemühung zum Schutze von Archiven sowie anderer Kulturgüter seit der Haager Konvention (1954). Das Konzept des «Bergungsorts» (Safe Haven) und insbesondere seine Umsetzung in der Schweiz ist ein konkretes Beispiel für die internationale Zusammenarbeit beim Schutz von Archiven.
The looting or destruction of archives is not a mere collateral damage of war. Archives can be a strategic resource used by the warring parties to gain military, political or economic advantages over the enemy. They can also serve for (counter)propaganda that accompanies every war in the information age. In modern times, the destruction and theft of archives often take on ideological or identitarian dimensions. In response to these dangers, efforts to protect archives and other cultural assets have been internationalised since the Hague Convention (1954). The concept of the «Safe Haven» and in particular its implementation in Switzerland is a concrete example of international co-operation in the protection of archives.
Depuis la nuit des temps, les archives ont été les victimes collatérales de la guerre. Si elles n’ont en général pas le même attrait pécuniaire ou esthétique que d’autres biens culturels plus susceptibles d’être pillés par des soldats en quête de butin ou de trophées de guerre, leur spoliation ou leur destruction n’en n’est pas pour autant fortuite. Dans un premier temps, cet article cherche à montrer en quoi les archives peuvent représenter une ressource stratégique dans l’effort de guerre, dont les belligérants cherchent à s’emparer pour gagner des avantages de nature militaire, politique ou économique sur leur adversaire, ou pour mieux contrôler ou exploiter les territoires qu’ils occupent. Nous insisterons également sur l’importance des archives dans l’effort de (contre-)propagande qui accompagne toute guerre dans l’ère de l’information, ainsi que sur la dimension identitaire et idéologique que prirent les destructions et les spoliations d’archives dans la modernité, en particulier dans les grands systèmes totalitaires du 20e siècle, mais aussi dans l’islamisme radical du 21e siècle. Dans un deuxième temps, nous analyserons l’internationalisation de la protection des biens culturels, l’évolution du cadre juridique international à partir de la Convention de La Haye (1954), ainsi que l’influence de ce dernier sur la question de la restitution des archives spoliées. Enfin, nous aborderons le concept du « lieu sûr » (safe haven), et en particulier sa mise en œuvre en Suisse, comme exemple concret de la coopération internationale dans la protection des archives.
Il est important d’avoir à l’esprit que, dans la guerre, les destructions et les pillages d’archives ne se limitent pas à de simples « dommages collatéraux » dus à un malheureux hasard, mais peuvent au contraire être le résultat d’actions délibérées, motivées par des considérations d’ordre stratégique, économique, politique ou idéologique.
Les archives se distinguent d’autres biens culturels par leur caractère double : d’un côté, elles forment un patrimoine à grande valeur culturelle et symbolique, source de fierté et d’identité nationale ; de l’autre, elles ont une utilité tout à fait pratique en ce qu’elles constituent une source d’information pouvant potentiellement offrir à celui qui les consulte des avantages d’ordre « stratégique, tactique, technologique, politique, militaire, opérationnel et / ou économique »1. Cette seconde caractéristique fait des archives, contrairement aux autres biens culturels, de potentiels objectifs stratégiques dans le cadre d’une campagne militaire, ce qui peut théoriquement justifier leur saisie selon le droit de la guerre.
La valeur stratégique des archives de l’ennemi fut reconnue par les responsables militaires dès le 17e siècle. Elles leur donnaient accès à des informations sur « ses politiques secrètes, ses ressources et ses techniques administratives »2. L’importance des archives comme outils de renseignement s’accrut avec la guerre moderne, qui est plus que jamais une guerre de l’information. Pour cette raison, les principes traditionnels guidant les politiques de restitutions des archives confisquées à la fin des hostilités devinrent progressivement obsolètes.
Les nazis furent parmi les premiers à déployer des commandos spécialisés dans le pillage et/ou la destruction d’archives et d’autres biens culturels en territoire occupé (comme notamment le Sonderkommando Künsberg en France). Ces unités avaient pour mission de récupérer les documents officiels des organes administratifs de l’ennemi, mais aussi les livres et d’autres publications, les documents privés (correspondances, journaux intimes, manuscrits, etc.), les photographies et les films. Dans la capitale allemande, les équipes d’archivistes de l’Archivwesen, une instance créée spécialement à cet effet, se chargèrent ensuite du dépouillement méthodique de ces fonds3. Cette vaste entreprise de saisies avait pour objectif non seulement d’obtenir des informations offrant des avantages opérationnels sur le plan militaire et policier (étudier les systèmes de défense, s’informer sur le contre-espionnage, connaître les dissidents), mais aussi d’alimenter la machine de propagande du Troisième Reich. Au-delà de ces aspects pratiques, la collecte systématique des documents de l’ennemi comprenait une dimension idéologique sur laquelle nous reviendrons plus bas.
L’armée américaine a elle aussi déployé des commandos spéciaux afin de sécuriser des millions de documents au milieu du chaos de la prise de Bagdad en avril 2003. S’appuyant sur l’article 53 de la Convention de La Haye de 1907, les autorités américaines invoquèrent la recherche des armes de destructions massives qu’elles accusaient le régime iraqien de posséder et autres « battlefield imperatives » (la proximité supposée du régime avec le terrorisme islamiste) pour justifier ces saisies. Le Pentagone fit construire le Combined Media Processing Center dans la base militaire d’Al Sayliyah au Qatar pour analyser cette masse de données constituée de millions de documents papiers, de milliers de cassettes audio et vidéo, de disques durs et autres matériels informatiques. L’objectif principal était de trouver des preuves permettant de juger le régime iraqien sur les chefs d’accusations avancés contre lui, mais aussi des informations « de signification stratégique et opérationnelle pour la poursuite des opérations militaires, pour l’espionnage et le contre-espionnage, les opérations psychologiques, la localisation de charniers et des preuves de crimes contre l’humanité pour une poursuite pénale »4.
L’intérêt pour un occupant de confisquer, d’éparpiller ou de détruire des archives peut être contrebalancé par le fait que celles-ci sont essentielles pour assurer la continuité du fonctionnement de l’administration sous le nouveau régime d’occupation. Généralement, le plus simple pour l’occupant est de laisser le pays s’administrer comme auparavant autant que possible, en ne remplaçant que les plus hautes autorités exécutives et législatives, et en prenant le contrôle de certains services essentiels à sa propre sécurité comme les activités policières ou l’émission de passeports. Comme il est enclin non seulement à surveiller la bonne marche des affaires, mais à lui-même produire de nouveaux documents (s’il songe par exemple à édicter de nouvelles lois ou dresser des registres), il doit, dans certains cas, se familiariser avec les archives de l’administration. Cela crée une forte incitation à assurer l’intégrité des archives du territoire occupé plutôt que d’en encourager la spoliation ou la destruction5.
Au-delà de leur utilité opérationnelle et stratégique, les archives ennemies peuvent être instrumentalisées à des fins de propagande. Elles peuvent par exemple servir à légitimer le déclenchement des hostilités. En 1756, Frédéric le Grand fit forcer les archives d’État à Dresde après son invasion inattendue de la Saxe, afin de rendre publics des documents diplomatiques prouvant la conspiration d’une coalition menée par la Saxe contre la Prusse. Il entendait ainsi justifier l’invasion comme une attaque préventive6.
En Allemagne national-socialiste, les finalités opérationnelles et stratégiques de la spoliation d’archives détaillées plus haut s’entremêlèrent avec des objectifs propagandistes. On peut citer en exemple le Reichsfilmarchiv, placé dès 1937 sous l’autorité directe du ministre de la propagande Joseph Goebbels, qui avait pour but non seulement de collecter toutes les productions cinématographiques allemandes, mais aussi de conserver et d’analyser sur le plan « technique, idéologique et militaire » les films étrangers saisis dans les territoires occupés. Il s’agissait « non seulement d’obtenir des renseignements sur l’ennemi, mais aussi d’ajuster au plus près les arguments de contre-propagande »7.
Les spoliations d’archives se firent également au nom d’un ambitieux projet de « réécriture de l’histoire européenne au profit de l’Allemagne » commandité par Goebbels dès la victoire allemande sur la France. Historiens, bibliothécaires et archivistes eurent pour mission non seulement de rapatrier vers l’Allemagne une partie des biens culturels considérés comme antérieurement spoliés par la France, mais aussi de « démontrer historiquement la présence et l’influence des « Germains » dans les territoires occupés désormais par l’Allemagne […] ». Enfin, l’étude des archives spoliées avait pour but « d’assurer un fondement scientifique aux théories raciales nazies » 8.
Avec la modernité, les spoliations et les destructions d’archives et de biens culturels motivées par des considérations identitaires prennent de l’ampleur dans le cadre d’un phénomène nouveau : le « génocide culturel » – aussi appelé « historicide » ou parfois « mémocide » (Mirko Grmek). La destruction systématique des biens culturels d’un peuple reflète la volonté d’éliminer sa mémoire et peut constituer un prélude au génocide, à son extermination physique.
Parmi les caractéristiques des purges ethniques modernes, Norman Naimark cite la dimension « totale » propre à la logique systématique des idéologies et des bureaucraties modernes, qui cherchent à homogénéiser la société, à la purger de toute altérité, et qui, pour ce faire, disposent de moyens administratifs, technologiques et logistiques jusque-là inconnus9. Ainsi, la saisie et la destruction systématiques d’archives « pose la question de la nouveauté d’une guerre totale, destinée non seulement à conquérir des territoires, mais aussi à éradiquer le patrimoine culturel d’un groupe considéré comme ennemi »10. Les nazis et les soviétiques poussèrent cette logique à son paroxysme et firent des archives un vecteur dans leur lutte « totale » contre leurs ennemis à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières. On pense notamment à l’élimination des archives de l’Église en URSS ou des archives juives en Allemagne hitlérienne, ou encore aux autodafés de livres, à la destruction des mémoires, des manuscrits, des journaux intimes et des correspondances d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels tombés en disgrâce auprès du régime.
Plus généralement, il s’agit du contrôle étatique de la mémoire, de l’élimination de sources jugées « incorrectes » par le pouvoir politique afin de supprimer tout élément discursif pouvant entrer en contradiction avec les dogmes officiels. La suppression d’individus non-conformes va de pair avec suppression des idées. Comme l’écrit Sophie Cœuré, « [l]e contrôle du corps social tout entier passait par une réécriture de la mémoire nationale au service de l’avenir »11.
Si les grandes idéologies totalitaires du 20e siècle (fascisme, nazisme et communisme) ont aujourd’hui disparu, la logique du génocide culturel perdure. Ainsi, les nationalistes serbes rêvant d’une « grande Serbie » détruisaient archives et bibliothèques au cours des guerres des Balkans dans les années 1990, notamment au Kosovo en 1999, où quasiment tous les documents officiels permettant à la société kosovare de fonctionner (registres des naissances, des décès, des mariages, de nationalité) furent soit transférés à Belgrade, soit détruits sur place. Les bibliothèques et les collections privées furent visées aussi, ainsi que les archives religieuses. L’incendie des archives de la communauté islamique du Kosovo à Pristina causa la perte des traces écrites de 600 ans de culture islamique dans la région12. Cette destruction se fit dans le but de purger ces territoires de leur passé hybride au profit d’une vision mythique d’uniformité ethnoculturelle13.
Avec la montée de l’islamisme radical au Moyen-Orient (Iraq, Syrie) et en Afrique (Mali) réapparut un iconoclasme que l’on croyait d’un autre âge. En Iraq et en Syrie, le « bataillon de démolition » (Katayib Taswiya) de l’État islamique prenait pour cible tout site, monument, artefact culturel ou religieux jugé blasphématoire (temples antiques, tombes juives ou chrétiennes, mosquées chiites, statues assyriennes, autels yazidis, etc.). Ces destructions au marteau et au bulldozer, spectaculaires et surmédiatisées, servaient d’une part de propagande, de l’autre elles révélaient un pilier central de l’idéologie de ces groupes islamistes. Animés d’une vision religieuse « stricte et austère », ils entendent « débarrasser le monde d’un passé complexe et cosmopolite »14. Archives et bibliothèques ne furent pas épargnées par cette frénésie destructrice : en février 2015, l’État islamique s’attaqua à la Bibliothèque publique de Mossoul et brûla 10’000 livres et plus de 700 manuscrits rares15.
Enfin, la capture des archives de l’ennemi est une action à forte teneur symbolique. Elle peut se faire dans le but iconoclaste de détruire les symboles du pouvoir vaincu, ou afin de les présenter comme des trophées de victoire. On songe par exemple à l’original du Traité de Versailles, qui fut immédiatement envoyé à Hitler une fois que les soldats du Sonderkommando Künsberg l’eurent trouvé dans un château de la Loire. Ultime symbole du pouvoir des puissances alliées sur une Allemagne vaincue, le document devint le « trophée par excellence de la revanche sur la France et ses alliés après l’humiliation de novembre 1918 »16. Inversement, les archives cinématographiques nazies capturées par les Alliées furent considérées par ces derniers « comme des trophées parce que les nazis avaient utilisé le cinéma, art de masse, comme un instrument essentiel de leur domination idéologique »17.
Avec la modernité, l’importance des archives s’accrut aussi bien dans la vie civile (bureaucratisation, expansion de la production de documents écrits) que dans la guerre, où l’accès à l’information, la (contre-)propagande et l’idéologie jouèrent un rôle plus grand qu’auparavant. Parallèlement, avec le potentiel destructeur inédit des armes nouvelles, les risques encourus par les archives devinrent plus grands que jamais. Il n’est donc guère surprenant que les efforts entrepris pour assurer leur protection augmentèrent de façon proportionnelle.
La mission de protéger, d’évacuer et de préserver les archives et d’autres biens culturels dans l’éventualité d’un conflit armé revient évidemment en premier lieu aux autorités publiques, qui établissent des inventaires, décident des biens culturels à prioriser, élaborent des plans d’intervention et des mesures de protection, prévoient des dépôts refuges et organisent les évacuations le cas échéant. En ce qui concerne les archives, les États privilégient en général les documents lui permettant de continuer à exercer les fonctions régaliennes, notamment les registres d’état civil et d’autres documents relatifs à la citoyenneté, ainsi que les droits de propriété18.
Au cours du siècle passé cependant, la protection des biens culturels a dépassé le cadre strictement national. Protéger ses propres biens culturels est une chose, mais le Zeitgeist moderne a fait de la protection des biens culturels – peu importe leur origine – un enjeu civilisationnel. Cette prise de conscience de la valeur universelle et irremplaçable du patrimoine humain a d’abord émergé en Europe à la fin du 19e siècle. C’est alors que la protection des biens culturels de l’ennemi devint un enjeu majeur dans la bataille pour l’opinion publique, de sorte qu’elle devint rapidement partie intégrante de toute propagande de guerre. Dans l’âme moderne, les atteintes au patrimoine suscitent l’indignation et évoquent la barbarie. Se développèrent alors peu à peu dans les armées des unités ayant pour mission spécifique de protéger les biens culturels dans les territoires occupés.
De telles unités spécialisées dans la protection de biens culturels dans le théâtre d’opérations subsistent aujourd’hui encore dans nombre de forces armées, notamment américaines et britanniques19. Ces dernières années, les leçons tirées de l’incapacité de la coalition américano-britannique à protéger efficacement les biens culturels lors de l’occupation de l’Iraq (2003-2011), ainsi que le travail de lobbying de diverses organisations internationales, poussèrent les armées occidentales à réévaluer l’importance de la protection des biens culturels en tant qu’élément constitutif de leur mission. Comme les responsables militaires sont en règle générale assez peu réceptifs à l’argument de l’intérêt scientifique ou culturel, les acteurs de la protection des biens culturels insistent sur l’importance stratégique que représente cette dernière pour mener à bien les objectifs de leur mission, et les bénéfices concrets et immédiats qu’elle apporte aux forces déployées dans un théâtre d’opérations20. Un manuel militaire de l’UNESCO spécialement dédié à la question insiste sur l’intérêt stratégique de faire de la protection des biens culturels une partie consubstantielle de la mission de l’armée21.
Dans bien des cas, les biens culturels constituent une source de revenu essentielle pour l’économie d’un pays ou d’une région. Les forces armées en présence ont donc intérêt à garantir leur préservation pour assurer sa stabilité économique et politique en aval du conflit, ne serait-ce que pour pouvoir se retirer du théâtre d’opération le plus tôt possible22. La pacification de la population est un autre facteur clé : dans certains cas la relation entre la destruction de biens culturels et l’alourdissement du bilan humain a pu être observée empiriquement, les destructions attisant la haine interethnique et entraînant des représailles sanglantes23. La protection des biens culturels permet donc très concrètement de sauver des vies, non seulement dans la population locale, mais aussi dans les forces armées sur place, dont la sécurité est compromise dans un environnement instable. Enfin, la destruction de biens culturels ou l’incapacité de les protéger efficacement peut s’avérer désastreux pour l’image des forces armées en question auprès de l’opinion publique internationale et ajouter de l’eau au moulin de la propagande ennemie.
À partir de la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé de 1954, la protection des biens culturels est devenue, au fil des décennies, une question de plus en plus internationale. Peu à peu, un dense réseau de structures inter-étatiques, d’organisation non-gouvernementales (ONG), de task forces, d’initiatives et de programmes divers s’est mis en place, au centre duquel trône l’UNESCO.
En plus de fixer le nouveau cadre légal pour la protection des biens culturels en cas de conflit armée, la Convention de 1954, ainsi que le Deuxième protocole de 1999 qui la complète et l’approfondit, exigent des États signataires une série de mesures préparatoires prises en temps de paix pour assurer la protection des biens culturels, comme « la tenue d’inventaires, la planification de mesures d’urgence pour assurer la protection des biens contre les risques d’incendie ou d’écroulement des bâtiments, la préparation de l’enlèvement des biens culturels meubles ou la fourniture d’une protection in situ adéquate desdits biens, et la désignation d’autorités compétentes responsables de la sauvegarde des biens culturels »24. Les parties signataires sont en outre tenues de renforcer le respect pour la propriété culturelle au sein de leurs populations respectives avec des « programmes d’éducation et d'information »25, ainsi que d’incorporer « dans leurs règlements militaires des orientations et des consignes sur la protection des biens culturels »26. Pour aider à réaliser ce travail préventif, un fonds d’assistance financière a été mis en place27 et les États sont encouragés à collaborer avec l’UNESCO et les différentes ONG28. Les « meilleures pratiques » (« best practices ») pour la mise en œuvre du Deuxième protocole relatif à la Convention de La Haye sont détaillées dans une série de principes élaborés et régulièrement mis à jour par l’UNESCO29.
Avec la prise de conscience de l’importance de protéger les biens culturels des ravages de la guerre, le droit international subit des transformations importantes. Traditionnellement, les relations entre les États se basaient sur le jus gentium, qui distinguait entre le droit coutumier (un ensemble de règles et de coutumes tacitement établies et communément respectées) et le droit conventionnel, établi par les traités bi- ou multilatéraux conclus entre les États pour régler des contentieux spécifiques. Dans ces derniers, la question du transfert ou de la restitution de documents d’archives (par exemple dans le cas du transfert de la souveraineté sur un territoire) était régulièrement abordée et obéissait à un ensemble de règles implicites généralement respectées30. Le problème avec ce mode historique de règlement des contentieux archivistiques est que les deux parties ne négociaient en général pas d’égal à égal. En pratique, le vainqueur dictait ses conditions au vaincu, et c’était surtout le second qui cédait ou restituait des archives au premier, et non l’inverse31.
Avec la montée des États-nations modernes, les règles coutumières traditionnelles furent de moins en moins respectées, d’une part parce que la question des archives commença à prendre « une dimension chauviniste [et] émotionnelle » jusque-là inédite32, et d’autre part parce que les avantages stratégiques liés à l’exploitation des archives de l’ennemi étaient devenus trop importants pour que les documents saisis ne lui soient restitués à la légère33. En même temps, les nouvelles sensibilités humanitaires propres à l’ère moderne favorisèrent les tentatives de traiter la question de la protection des biens culturels dans un cadre légal général, selon des principes se voulant universels, codifiés dans des conventions internationales.
Les destructions et les spoliations sans précédent qu’amena la Seconde Guerre mondiale renforcèrent la volonté d’ancrer plus solidement encore la protection des biens culturels dans le droit international. Les bases de ce nouveau cadre légal furent posées en 1954 avec la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Celle-ci peut être vue comme le volet culturel des Conventions de Genève de 1949, qui constituent la base du droit de la guerre moderne, aussi appelé le droit international humanitaire. La Convention de La Haye est le premier traité international consacré exclusivement à la question de la protection des biens culturels en cas de conflit armé. C’est aussi le premier traité à mentionner explicitement les collections documentaires (bibliothécaires ou archivistiques) de valeur artistique, historique, archéologiques ou scientifique parmi les biens culturels dont il garantit la protection34, sauf « dans les cas où une nécessité militaire exige, d’une manière impérative une […] dérogation » aux obligations du traité35.
La Convention de La Haye établit la propriété culturelle comme une catégorie légale autonome et sa protection comme une nouvelle branche spécifique du droit international conventionnel (par opposition au droit coutumier), qui depuis s’est rapidement développée en un système complexe de normes et d’obligations. Plus loin, la Convention introduit officiellement dans le droit international l’idée que les biens culturels relèvent de l’intérêt général de la communauté internationale plutôt que de l’intérêt particulier des différents États. Sources de richesse immatérielle qui favorise « l’échange, l’innovation et la créativité », les biens culturels témoignent de la diversité culturelle, qui est « aussi nécessaire à l’humanité que la biodiversité l’est à la nature ». Ainsi, la protection des biens culturels devient un principe de nature erga omnes – une obligation envers toute la communauté internationale – au-delà de tout traité particulier36.
Le « droit dur » que constituent principalement la Convention de La Haye, ses deux protocoles, et la Convention de l’UNESCO de 1970 est complémenté par diverses formes de « droit mou », comprenant notamment des engagements non-contraignants convenus entre États ou des campagnes de sensibilisation aux questions de la protection des biens culturels, comme par exemple l’initiative « Unite4Heritage » lancée par l’UNESCO en 2015 dans le but sensibiliser les États aux destructions du patrimoine culturel causées par des groupes extrémistes37.
Une évolution notoire de ces dernières années consiste dans le fait que la protection des biens culturels a progressivement glissé dans le domaine du droit international relatif aux droits de l’homme. L’argument juridique se base d’une part sur l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966), qui garantit à chacun le droit de participer à la vie culturelle38. D’autre part, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) a conclu que la destruction de biens culturels avec des « intentions discriminatoires » envers une population relevait de la persécution, et donc du crime contre l’humanité. En effet, la destruction systématique du patrimoine culturel d’un certain groupe peut être légitimement considéré comme preuve de la volonté d’éliminer physiquement ledit groupe. Dans la même logique, les destructions du patrimoine culturel au Moyen-Orient provoquées par l’État islamique poussèrent l’UNESCO à étendre les objectifs de sa doctrine Responsibility to Protect (R2P) au-delà de la prévention des crimes de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité afin d’y incorporer la protection des biens culturels, selon l’idée que la protection de ces derniers est inséparable de la protection d’êtres humains39.
La Convention de La Haye représente un changement de paradigme majeur en ce qu’elle fait de la protection et de la restitution des biens culturels une obligation erga omnes et les ancre solidement dans le droit conventionnel. La responsabilité des États est désormais clairement établie, aussi bien au niveau du droit international humanitaire que du droit international des droits de l’homme40.
La réalité cependant a montré qu’il est très difficile de sanctionner des individus ou des entités politiques violant les dispositions actées à La Haye, car la communauté internationale manque en général de moyens pour les faire appliquer. Cela est illustré par la question de la restitution des archives spoliées durant la Seconde Guerre mondiale dans les décennies qui suivirent le conflit, sur laquelle le nouveau cadre légal défini à La Haye eut peu d’effet. De fait, en URSS comme dans les nations démocratiques, « les intérêts politiques et stratégiques prirent largement le dessus sur le respect du droit », empêchant, de part et d’autre, la restitution d’une grande partie des archives saisies41.
Cela illustre tout le paradoxe à vouloir codifier des normes légales universelles alors que la communauté internationale n’a pas forcément les moyens de les faire respecter et explique probablement pourquoi les efforts entrepris depuis La Haye pour faire avancer la cause des archives spoliées dans le droit international restèrent en général confinés au domaine de la théorie. Les contentieux archivistiques restent notoirement difficiles à résoudre du fait de ce que Douglas Cox nomme la « Realpolitik des archives déplacées ». Au-delà de l’intérêt informationnel réel ou perçu des fonds spoliés, « l’aspect incriminant de l’acte de restitution » entre aussi en compte. Pour un État appelé à restituer des archives spoliées, la restitution peut être perçue comme une perte de face, comme un aveu que l’État en question a mal agi. Il en découle qu’une lecture positiviste du droit ou une position intransigeante sur certains principes (l’inaliénabilité des archives par exemple) peut s’avérer contre-productif. Il vaut mieux admettre la nature profondément politique de ces disputes, et miser sur la diplomate plutôt que sur des principes officiellement reconnus, mais concrètement inapplicables42.
Force est de constater que le concept de l’inaliénabilité des archives est problématique du point de vue légal et politique, car trop rigide et simpliste. Il ne prend pas en compte certains facteurs comme le droit de réquisitionner des propriétés étatiques dans la poursuite d’un objectif militaire ou les questions liées à la formation de nouveaux États dans un contexte de décolonisation (droit de succession entre États). Diviser la propriété d’État entre État prédécesseur et État successeur est très complexe et l’idée du transfert automatique des archives du premier au second telle que stipulée par la Convention de Vienne « nie la nature même des archives » selon le Conseil international des Archives (ICA en anglais)43. Il existe encore d’autres problèmes de nature similaire qui font que déterminer le statut légal d’archives peut s’avérer très complexe, et que les interprétations peuvent grandement varier. Même si la situation du point de vue légal est claire, le problème dans le droit international reste l’impossibilité pratique de le faire appliquer. Dans les faits, c’est souvent l’enlisement. L’approche réaliste est donc celle de la diplomatie44.
Parmi la panoplie de mesures mises en place par les différents acteurs étatiques, inter-gouvernementaux et non-gouvernementaux afin de traduire en actions concrètes les obligations énoncées dans la Convention de La Haye et ses protocoles, le concept du « lieu sûr » (safe haven) a grandi en popularité ces dernières années. Déjà évoqué dans le Règlement d'exécution de la Convention de La Haye45, le « lieu sûr » figure parmi les mesures possibles listées dans les principes directeurs de l’UNESCO comme une manière de traduire dans la réalité le concept « d’assistance technique » entre parties signataires mentionné dans l’article 32 du Deuxième Protocole. Officiellement inauguré par l’International Law Association (ILA) en 2008 avec l’adoption des Guidelines for the Establishment and Conduct of Safe Havens46, le catalyseur pour sa démocratisation fut la montée de l’État islamique en Irak et en Syrie, qui poussa quarante États à créer un réseau international de lieux sûrs avec la Déclaration d’Abu Dhabi en 2016. Similairement, la nécessité d’adresser le problème des biens culturels en danger au niveau de la gouvernance globale pousse le Conseil de sécurité de l’ONU à adopter en 2017 la résolution 2347 – la première résolution de cet organe concernant exclusivement la protection des biens culturels. Elle encourage les nations à établir des réseaux de lieux sûrs sur leur propre territoire, ainsi que sur des territoires alliés, pour consolider la sécurité de leur patrimoine culturel47.
De son côté, l’ICA, de concert avec l’UNESCO, lança un processus d’échange et de réflexion sur le patrimoine documentaire en danger, auquel participait notamment l’ONG suisse Swisspeace. En 2016, l’ICA dédia une session entière de son congrès à Séoul à la question des lieux sûrs pour les archives en danger, qui aboutit au projet Safe Haven for Archives at Risk. Swisspeace prit ensuite le relai pour établir une série de principes directeurs à respecter aussi bien pour les institutions « émettrices » d’archives en danger que pour les institutions « d’accueil » qui assurent leur prise en charge48. Il en résulta le document « Principes directeurs concernant l’hébergement en lieu sûr des archives en péril », publié par l’ICA en 2019. Ce document liste 18 principes directeurs fondés « sur un large éventail d'expériences internationales existantes » afin de fournir aux institutions d'envoi et d'accueil des orientations générale49.
Historiquement, la Suisse figure parmi les pays ayant traditionnellement endossé la fonction de « lieu sûr », même avant que le concept ne soit officiellement reconnu par la communauté internationale. Elle a joué un rôle pionnier dans la protection des biens culturels et se proposait déjà comme un refuge pour ces derniers au moins depuis le temps des Traités de Westphalie50. Pendant la Guerre civile espagnole par exemple, elle a constitué un refuge pour les peintures du musée du Prado à Madrid. De même, elle accueillait de 2000 à 2007, des collections d’art afghan à Bubendorf. Des biens archéologiques de Gaza ont également trouvé refuge à Genève51.
Ces dernières années, plusieurs pays ont révisé leur législation pour faire entrer le concept du lieu sûr dans leur droit national. En Suisse, il a été officiellement recueilli dans la législation nationale en 2014 avec la révision de la Loi fédérale sur la protection des biens culturels en cas de conflit armé, de catastrophe ou de situation d’urgence (LPBC)52. La Suisse devint ainsi le premier pays à officiellement transposer le concept du lieu sûr dans son droit national53.
La loi distingue dorénavant entre les « abris » pour les biens nationaux et les « refuges » pour les biens meubles étrangers. L’article 12 de la LPBC introduit la notion de « refuge » (ou Bergungsort en allemand) qu’il définit comme un « espace protégé établi et géré par le gouvernement fédéral dans le cadre de la loi nationale où des artefacts meubles appartenant à un État étranger peuvent être entreposés temporairement pour assurer leur sécurité dans le cas où ces artefacts sont sérieusement menacés sur leur territoire de cet Etat étranger »54. L’article clarifie que la sauvegarde se fait sous le patronage de l’UNESCO et qu’il ressort de la compétence exclusive du Conseil fédéral de conclure des traités avec les États demandeurs. C’est dans ces traités que se règlent les modalités pratiques de la mise en œuvre du lieu sûr : « transport, protection, conservation, accès, assurance et exposition des objets confiés à l’Etat suisse »55.
Dans sa mise à disposition de lieux sûrs, la Suisse accorde la priorité aux archives en lien avec les enfreintes aux droits de l’homme en accord avec le principe du « traitement du passé » (Dealing with the Past), dont le cadre conceptuel a été élaboré par Swisspeace et le Département fédéral des affaires étrangères. Swisspeace estime en effet que les archives documentant des enfreintes aux droits de l’homme sont le plus souvent menacées du fait de leur potentiel à servir d’éléments de preuve devant un tribunal. Sécuriser ces archives est une étape importante dans le processus de traitement d’atteintes faites aux droits de l’homme. L’ex-dictateur du Tchad, Hissène Habré, ou les accusés dans le cas Condor en Argentine n’auraient pas pu être condamnés sans le grand nombre de documents d’archives prélevés sur place par les ONG56. La Suisse peut servir de lieu sûr pour ce genre d’archives étant donné qu’elle a de l’expérience dans le domaine57.
Parmi les archives ayant trouvé refuge en Suisse, on peut citer les archives vidéo de la première et la seconde guerre de Tchétchénie, comprenant du matériel filmé sur place par des journalistes et des activistes des droits humains entre 1994 et 1996. Ce matériel a été restauré et conditionné, puis partiellement mis en ligne en 2016. La base de données est sécurisée offline, dans des serveurs complètement coupés d’autres ordinateurs pour la protéger de cyber-attaques, et accessible uniquement sur demande. Le projet a été financé par des ONG comme Pro Victimis et Open Society Foundation, ainsi que par Memoriav, le Centre de compétence pour les archives audiovisuelles suisse58. On peut citer encore une copie de sécurité des archives du Nuclear Claims Tribunal des Îles Marshall (ici, le danger n’est pas guerre, mais le changement climatique et le manque de ressources pour assurer l’archivage à long terme). Les Archives fédérales conservent également une copie de sécurité des archives nationales de la police du Guatemala dans un coffre-fort, car la grande quantité de données et les coûts sécuritaires élevés rendent l’accès aux données impossible. Ce n’est pas optimal, mais c’est la solution la moins coûteuse59.
Le problème avec le lieu sûr tel qu’il est détaillé dans la LPBC, c’est que la question des archives numériques n’est pas adressée. Le concept suisse s’applique exclusivement aux archives analogues, ce qui conduit certains à se demander si la loi n’est pas déjà obsolète. À part la question de la base légale, l’archivage numérique posent d’autres problèmes encore à la pratique du lieu sûr : la Suisse manque de personnel compétent ayant de l’expérience dans l’archivage numérique (archivistes, informaticiens) et d’infrastructures pour pouvoir accueillir des données en grande quantité. Les coûts représentent un autre problème : alors que archives analogiques ont des coûts initiaux hauts et des coûts d’entretien bas, c’est l’exact opposé pour les archives numériques. La question se pose alors de savoir qui paie les coûts élevés d’infrastructures et d’entretien et comment gérer ces archives à un coût aussi bas que possible, surtout dans l’éventualité où les financements de l’institution émettrice venaient à se tarir60.
Nous avons tenté d’analyser, dans cet article, la relation entre les archives et la guerre sous l’angle, d’abord, des raisons qui motivent leur destruction, puis sous l’angle des efforts entrepris pour garantir leur protection. Nous avons vu que les archives, loin de ne représenter que des « dommages collatéraux » dans une guerre, pouvaient constituer des cibles privilégiées à détruire ou à conquérir pour des raisons très diverses. À l’instar d’autres biens culturels, leur destruction peut avoir un caractère symbolique et porter un coup au moral de l’ennemi ; leur capture peut représenter un précieux butin ou un trophée de guerre. À la différence d’un bien culturel « classique » cependant, leur grande valeur informationnelle en fait des « ressources stratégiques » pouvant livrer à l’occupant des avantages d’ordre militaire, sécuritaire, policier, politique, économique, etc. Plus que d’autres biens culturels peut-être, leur saisie peut être motivée par des raisons propagandistes ou idéologiques. Dans l’histoire récente, leur destruction se fit souvent au nom de la « guerre totale » contre un ennemi représentant une altérité intolérable et était régie par la même logique d’épuration que le sont les génocides.
Le traumatisme des grandes destructions du 20e siècle a fait naître la volonté d’assurer une meilleure protection des biens culturels, ancrée autant dans des mesures concrètes que dans le droit international. La prise de conscience que la protection des biens culturels concerne l’humanité dans son ensemble fut un pas décisif vers un recalibrage du droit international humanitaire, qui fit de la protection des biens culturels, quelle que soit leur origine, une affaire erga omnes, solidement ancrée dans le droit conventionnel. La Convention de La Haye posa ainsi les bases d’un dense réseau d’acteurs spécialisés dans la question. Malgré cela, les réalités politiques font que les sanctions prévues par le droit international sont souvent difficilement applicables et que les contentieux autour d’archives saisies se règlent toujours par voie bilatérale plutôt qu’à travers un système de normes internationales.
Enfin, le concept relativement neuf du « lieu sûr » pour les archives et autres biens culturels menacés par un conflit armé représente un exemple concret de la mise en œuvre des principes établis par la Convention de La Haye.