Introduction partie II:
Quand l’archiviste s’affirme en gestionnaire et en concepteur de politiques

Par Gilbert Coutaz

Les trois contributions de Marie-Pascale Hauser, de Sandro Decurtins et d’Ernst Guggisberg s’inscrivent dans des démarches apparentées, soit celles de proposer des politiques de gestion concrètes au niveau des institutions dans lesquelles les auteurs travaillent respectivement : Archives de la Ville de Bienne, Archives cantonales des Grisons et de Thurgovie. Elles ont été écrites dans un contexte récent, voire de ces deux dernières années, d’organisation ou de réorganisation des dépôts d’archives, à la suite des départs des titulaires ou de besoins nouveaux exigés par l’archivage électronique. Mieux, elles décrivent des moments de changements, si ce n’est pas de rupture avec les pratiques antérieures, en inscrivant leur démarche dans une vision globale et prospective.

Un héritage difficile

Ainsi, aux Archives de la Ville de Bienne, il s’agit de mettre en place une politique complète, cohérente et transparente de la construction de la Mémoire communale. Pour ce faire, l’auteure fait un état des lieux qu’elle juge insatisfaisant, dépourvu de plan général de classement, d’inventaires et de directives et manquant singulièrement de visibilité. Elle se doit désormais de standardiser les pratiques et de professionnaliser le secteur d’activité, en abandonnant s’il faut ce qui ne convient plus, en se projetant en avant et en optant pour des solutions souples – elles devront pouvoir évoluer et s’adapter. La construction ou la constitution de la Mémoire communale sera nécessairement sélective et en partage avec les autres institutions patrimoniales de la commune. Elle fait appel aux théories de l’évaluation dont une synthèse est donnée par le Dokumentationsprofil, élaboré par l’Unterausschuss Überlieferungsbildung der Bundeskonferenz der Kommunalarchive, et sur les clés identitaires de la ville découlant de l’histoire communale depuis 1815 : Bienne, ville bilingue, industrielle, sociale, multiculturelle, centre régional, de formation et de culture. Ces caractéristiques doivent faire partie du patrimoine conservé pour compléter les archives dites historiques. Partant et jugeant sans complaisance la situation des archives municipales, elle fixe plusieurs objectifs à atteindre par étapes : émission de directives, adaptation des textes réglementaires, concertation avec les autres institutions patrimoniales de la Ville, supports d’archives à considérer, en faisant des archives officielles le premier défi à relever, mais en insistant sur l’exigence de disposer d’archives d’origine privée pour enrichir la connaissance du passé local. Le positionnement des Archives doit être revu à l’examen des buts à remplir. C’est un véritable cahier des charges et une planification que l’auteure livre à ses autorités, en étant consciente des contraintes budgétaires, des obstacles à affronter et des lenteurs de l’administration. A bien des égards, sa contribution est un plaidoyer pour que les archivistes s’affichent et s’affirment dans leurs relations avec leurs autorités de tutelle qui doivent être mises devant leurs responsabilités. Elle propose une structure d’accompagnement de la politique (« Commission de validation et de pilotage », pour seconder le travail du Greffe municipal dont les Archives dépendent – ce lien traduisant opportunément la priorité accordée à l’archiviste de s’occuper de la gestion de l’information au niveau de la commune, plutôt que de réduire les tâches des Archives municipales aux seules missions patrimoniales.

Les fondamentaux reconsidérés

En ce qui concerne les Archives cantonales des Grisons, le besoin d’un nouveau cadre de traitement des archives - Erschliessungskonzept, Erschliessungshandbuch, Erschliessungsrichtlinien - s’impose devant les défis que l’institution doit surmonter. Sandro Decurtins revisite les pratiques qui ont jusqu’à présent prévalu dans l’institution pour en arrêter de nouvelles dont l’article fait le choix des plus importantes parmi celles abordées dans son travail de Master.

Ainsi, l’auteur fixe le cap des futurs développements de l’institution. Les fonds d’archives doivent être organisés selon le principe de provenance et son corollaire, le respect des fonds – celui-ci implique de ménager l'intégrité matérielle et intellectuelle de chaque fonds sans tenter de séparer les documents les uns des autres et sans les répartir dans des catégories artificielles en fonction de leur sujet. Si ces deux fondamentaux ont été formulés dès le début des années 1840 par les archivistes français, ils ont mis du temps à s’imposer dans les institutions d’archives suisses, en particulier dans celles de la Suisse alémanique. Le moment est venu pour les Archives cantonales des Grisons de renoncer définitivement au principe de pertinence qui a été longtemps dominant en Suisse pour celui de provenance dont le Code international de déontologie des archivistes, adopté en 1996, a fait un pilier universel de l’archivistique actuelle. Après avoir fait la pesée des avantages et des désavantages du principe de provenance associé au concept de l’unité des fonds, l’auteur aborde successivement les questions du cadre général de classement dans lequel les fonds d’archives sont positionnés et dont l’identification doit se faire selon le processus des versements et des acquisitions ; la norme de description générale et internationale de description (ISAD/G) qui organise plus ou moins finement l’analyse des fonds d’archives, selon le niveau choisi et laissé à l’appréciation des auteurs d’inventaire, en relation avec les ressources humaines à disposition – la norme manque encore d’unité de doctrine entre les institutions, même si des directives ont été émises par l’Association des archivistes suisses, à la différence de la norme internationale sur les notices d’autorité utilisées pour les Archives relatives aux collectivités aux personnes ou aux familles (ISAAR-CPF). Il clôt ses réflexions avec le thème de l’indexation qui reste malheureusement peu pratiquée par les dépôts d’archives, alors qu’il est un des atouts originaux du métier d’archiviste ; on lui préfère les ressources fournies par les moteurs de recherche.

Une politique d’archivage électronique complète et appliquée

Aux Archives cantonales de Thurgovie, il s’est agi en 2006 d’introduire un Electronic Resource Management System (ERMS), à l’heure de l’archivage électronique. Ernst Guggisberg décrit le processus qui a fait passer l’institution du préarchivage et des plans de classement (« Registraturpläne ») à la mise en place d’une politique d’archivage électronique en rapport avec les besoins de l’administration et ceux des Archives cantonales. En 1997, la section « Bestandsbildung » est créée pour s’occuper activement des archives de l’administration et fournir conseils et expertise ; en 2000, l’institution fait l’acquisition du logiciel scopeArchiv, en 2004, elle participe à la création du Centre de coordination pour l’archivage à long terme de documents électroniques (CECO/KOST). Toujours en 2004, elle intègre les inventaires de ses fonds dans le réseau naissant Archives on line qui depuis a pris de l’ampleur et constitue le premier réseau d’Archives en Suisse. Elle se rapproche du Service cantonal informatique avec lequel elle met en place une chaîne de confiance sur l’ensemble du cycle de vie des documents, affirmant par sa posture qu’elle aborde l’archivage de la conception des documents à leur élimination ou à leur versement, « s’occuper à la fois de leur valeur primaire et de leur valeur secondaire » (Carol Couture). Le modèle fonctionnel de l’archivage électronique historique s’appelle Open Archival Information System (OAIS), la norme eCH-160 constitue l’interface choisie de versements archivistiques, le traitement des documents et des procédures électroniques dans l'administration s’appuie sur les prestations du logiciel Fabasoft. Le cadre organisationnel et technique étant posé, Ernst Guggisberg livre les chiffres parlants et déjà élevés de la récupération et de la capture des données de l’administration, après avoir passé le crible de l’évaluation. Déjà à la pointe de la réflexion au début des années 2000, les Archives cantonales de Thurgovie peuvent s’enorgueillir de disposer d’un système d’archivage électronique fonctionnel, crédible et capable d’évoluer.

L’autorité et le rôle des archivistes, enfin reconnus ?

Dans chacun des cas, les archivistes s’affirment au cœur de la réflexion ; ils sont amenés à formuler des politiques stratégiques, à proposer l’introduction de nouvelles pratiques, faisant appel aux derniers développements professionnels ; ils marquent leur éloignement avec les anciennes pratiques ou constatent l’absence de toute réflexion. Les trois auteurs tiennent compte des environnements institutionnels, en mesurent les atouts et les faiblesses, et proportionnent les efforts aux ressources humaines et intellectuelles de l’institution et de l’administration. Dans chacun des cas, il s’agit pour l’archiviste de rapprocher les Archives des besoins de l’administration, de faire de son institution un centre de compétences et de conseils en matière de gestion de l’information (la constitution de la mémoire historique dépend désormais de la capacité des archivistes d’intervenir précocement et fortement dans le cycle de vie des documents) ; il doit répondre aux besoins des utilisateurs, il doit opérer des choix réalistes et applicables, prendre appui sur les fondamentaux métier, sans compromission, et faire appel aux normes et aux bonnes pratiques. Les trois contributions posent en termes concrets et éprouvés les éléments stratégiques, elles reflètent des situations réelles et en cours. Le mérite des auteurs est d’en avoir établi les contours et les exigences.

On est loin de l’archiviste érudit qui s’impose par ses connaissances historiques. La situation contraint désormais l’archiviste à être présent dans le débat de l’archivage et transparent dans ses choix. Il ne se contente plus de diagnostiquer les situations, il apporte des solutions et fixe le cap organisationnel de l’archivage. En ce sens, il rassure ses autorités à qui il demande légitimement davantage de moyens et d’appuis en raison de la complexité et de l’ampleur de l’archivage électronique. En fait, on est passé d’une situation individuelle et sectorielle de l’archivage à une approche collective et universelle. Les défis de la Mémoire sont désormais l’affaire d’une communauté d’archivistes.