Quel patrimoine conserver au niveau d’une commune ? L’exemple de la Ville de Bienne

Marie-Pascale Hauser

Introduction

Parmi leurs nombreuses missions, les Archives se doivent notamment de constituer et conserver un patrimoine à des fins historiques, de témoignage, mais aussi administratives. Elles doivent pouvoir garantir que les documents qui sont des originaux ou authentiques soient repérables et exploitables en tout temps. Aujourd’hui, alors que la masse documentaire ne cesse de croître, que la pérennité des données est menacée par les évolutions technologiques de l’informatique, que les intérêts historiques ainsi que les préoccupations patrimoniales ont fortement augmenté et que les autorités politiques doivent de plus en plus souvent répondre de leurs décisions, il s’avère impossible de maîtriser le patrimoine documentaire sans se doter d’une organisation solide et solidaire dans ses composantes. Une évaluation réfléchie et une sélection méthodique des archives qui répondent à une politique de construction de la mémoire s’avèrent dès lors essentielles.

Bien que les Archives municipales de Bienne existent depuis plusieurs décennies, aucune politique en la matière n’a encore été clairement pensée ni édictée. Elles doivent actuellement réfléchir et choisir les méthodes et outils de travail nécessaires à la sauvegarde ainsi qu’à la transmission des informations pertinentes. Dans notre travail de Master, nous nous sommes donc proposé de poser les premiers jalons d’une politique de constitution de la mémoire pour les archives de la Ville de Bienne.[1]

Nous avons mené une réflexion sur le patrimoine digne d’être conservé pour constituer une mémoire fiable, c’est-à-dire une mémoire qui reflète au mieux l’identité biennoise contemporaine, plus précisément les spécificités de la société locale et de l’Administration municipale.

Construction de la mémoire

Définition

Les archivistes ont pour tâche de préserver et de conserver le patrimoine documentaire[2] et de constituer un ensemble de fonds d’archives qui permette aux générations futures d’avoir une vision la plus fidèle et la plus complète possible de la société dont ils sont les contemporains, qui rende compte des tournants de l’histoire et qui donne des clés d’analyse pour mieux comprendre le contexte dans lequel elles vivent. La construction de la mémoire est la procédure d’évaluation avec sélection des éléments et des informations qui représentent la société, la vie et les activités d’un secteur précis. Ainsi, de par les choix qu’ils opèrent et les mesures qu’ils prennent, les archivistes participent activement à l’orientation que prend la mémoire.

La construction de la mémoire d’une commune peut se définir de la façon suivante :

Kommunalarchivische Überlieferungsbildung hat die Aufgabe, die lokale Gesellschaft und Lebenswirklichkeit angemessen abzubilden. Ereignisse, Phänomene, Strukturen und handelnde Personen im Grossen wie im Kleinen sind zu dokumentieren, um der Pluralität des politischen, wirtschaftlichen, sozialen und kulturellen Geschehens gerecht zu werden. Eine adäquate archivalische Überlieferung umfasst daher all jene Informationen, die einerseits für die Rechtssicherung der Kommune, ihrer Bürgerinnen und Bürger, andererseits zur Abbildung der historischen wie der aktuellen Entwicklung der Kommune und ihrer Individualität von Bedeutung sind.[3]

Autrement dit, une mémoire appropriée doit garantir deux aspects : d’une part, la sécurité du droit de la commune et de ses citoyens, d’autre part, une représentation fiable de l’individualité ainsi que du développement actuel et historique de la commune.

Fonctions

L’objectif principal d’une politique de construction de la mémoire est d’identifier l’information qui aura de l’intérêt pour les générations à venir. Dans la pratique, une telle politique apporte plusieurs avantages[4] :

   d’abord, en veillant à ce qu’un patrimoine archivistique soit constitué, elle prévient la perte de mémoire ;

   en s’intéressant aux documents qui sont produits, qui sont utilisés et qui sont conservés, elle favorise une meilleure gestion du patrimoine ;

   en assurant que seuls les documents pertinents pour la mémoire soient versés et conservés aux Archives, elle permet une constitution réfléchie du patrimoine, la transmission aux générations futures d’une image digne de confiance et concrète de notre société et elle garantit la continuité et la transparence des activités de l’administration ;

   en s’occupant des archives officielles, elle contribue à une gestion plus efficace des documents et soulage les archives intermédiaires dans l’administration ;

   en répartissant uniformément les responsabilités entre les différentes institutions dépositaires de mémoire, elle incite à la collaboration et aux échanges entre différents organismes étatiques, politiques et culturels, et permet de mieux coordonner le travail dans son ensemble ;

   en promouvant l’élimination avec discernement, elle garantit un certain contrôle sur les informations écartées et favorise le désengorgement des dépôts d’archives ;

   en considérant les différents types d’archives, elle pousse à une réflexion sur les supports futurs, notamment informatiques ;

   en tenant compte d’aspects juridiques, elle veille à ce que les prescriptions légales en matière d’archivage soient respectées ;

   et, finalement, en mettant en avant le rôle de gardiens de la mémoire et de gestionnaires de l’information des archivistes, elle améliore l’assise et la crédibilité de leur profession.

Modèles

Si les premières réflexions et premiers écrits sur l’évaluation archivistique datent de plus de cent ans, ceux des années 1950 ont fortement marqué l’archivistique contemporaine parce qu’ils ont traité la question de la valeur dans l’évaluation. « […] la préoccupation de conserver des archives a toujours été intimement liée à cette notion de valeur qui réfère à la finalité des archives. »[5], rappelle Carol Couture.

Aux Etats-Unis, en 1956, Theodore R. Schellenberg souligne dans The Appraisal of Modern Records la nécessité de l’évaluation pour réduire la masse de documents accumulée dans les administrations. Son apport à la problématique de l’évaluation est avant tout analytique. Il est l’auteur des notions de valeur primaire et valeur secondaire, ainsi que de valeur de témoignage et de valeur d’information.[6] En Allemagne, en 1957, Hermann Meinert aborde l’évaluation d’une manière nouvelle. Il introduit l’évaluation positive, en mettant l’accent sur les documents à conserver, donc sur la valeur restante, et non plus, comme c’était souvent le cas, sur les documents à éliminer.[7]

Inhérent à l’évaluation, le problème de la valeur est fondamental dans la constitution du patrimoine archivistique. Les notions apportées par Schellenberg ou Meinert sont reprises dans de nombreux référentiels de construction de la mémoire pensés depuis lors. La politique de constitution de la mémoire pour la Ville de Bienne s’appuiera elle aussi sur ses notions.

Le Dokumentationsprofil, élaboré par le Unterausschuss Überlieferungsbildung der Bundeskonferenz der Kommunalarchive entre 2004 et 2008, propose une démarche applicative pour appréhender et évaluer le patrimoine archivistique en train d’être créé et aussi pour définir des buts de documentation. Intégrant les notions de société, d’évaluation transversale et en association ainsi que de macro-évaluation mises en lumière respectivement par Hans Booms, Helen Samuels et Terry Cook, nous nous sommes largement inspirée du Dokumentationsprofil[8] pour établir notre politique de constitution de la mémoire.

Alors que le Dokumentationsprofil offre une approche globalisante qui intègre l’analyse et la prise en compte de différents et nombreux secteurs de la vie d’une commune, notre politique s’intéresse seulement à quelques spécificités qui constituent l’identité de la ville de Bienne. Notre approche est plus générale et ne prétend pas vouloir couvrir tous les domaines d’activité de la vie communale.

Etablissement de la politique de constitution de la mémoire

L’étude succincte de différentes théories de construction de la mémoire, le survol de l’histoire contemporaine de Bienne et l’état des lieux des Archives municipales nous ont fourni des informations nécessaires à l’établissement de la politique de constitution de la mémoire. Les éléments marquants de l’histoire nous ont permis de définir les « clés identitaires de la ville »[9], primordiales pour la mémoire biennoise. Quant à l’étude de la situation des Archives municipales, elle nous a rendue capable de connaître le contexte dans lequel la politique de constitution de la mémoire sera élaborée. Etablir le cadre légal, le cadre administratif, la mission, la vision, les ressources humaines, financières et infrastructurelles, etc. du Service des archives municipales, nous a aidée à discerner dans quelle direction allait se déployer notre politique.

Fondements

La politique de constitution de la mémoire des Archives municipales de Bienne se fonde d’abord sur l’article premier de l’ordonnance concernant l’archivage dans l’Administration municipale de Bienne du 17 mars 1995 (RDCo 421.22), soit :

Article premier - Champ d’application

1 La présente ordonnance concerne les documents écrits de l’Administration municipale ainsi que d’autres documents présentant un intérêt public particulier (par ex. photos, films, bandes sonores, etc.).

2 L’archivage peut également englober des documents ou collections appartenant à des particuliers, s’ils présentent un intérêt public.

Partant, la politique de constitution de la mémoire concerne les archives officielles[10] et les archives privées.

Ladite politique se base ensuite sur la définition de la construction de la mémoire exposée précédemment.

Buts de documentation

Pour formuler des buts de documentation, il est nécessaire de connaître la société contemporaine biennoise, soit les aspects administratif, légal, politique, historique, socio-économique et culturel. Cela nous permet de déterminer les réalités qui ont été caractéristiques de l’histoire de Bienne tout au long du 20e siècle et qui marquent la société, les mentalités et l’Administration municipale encore aujourd’hui.

Les spécificités biennoises étant nombreuses, nous nous sommes volontairement limitée à six objectifs de documentation. Ce sont des éléments a priori emblématiques de la ville de Bienne d’aujourd’hui, tous apparents dans le survol historique, à savoir :


   Bienne - ville bilingue :

En tant que ville bilingue la plus grande de Suisse, Bienne s’exprime en allemand et en français : les documents officiels sont rédigés et publiés dans les deux langues ; les enfants peuvent être scolarisés dans l’une ou dans l’autre langue, voire suivre une filière bilingue au gymnase ; différents organismes ont été mis en place pour favoriser le bilinguisme.

   Bienne - ville industrielle :

Le secteur industriel a considérablement empreint la ville, il est à l’origine de nombreuses évolutions économiques, sociales et politiques. Aujourd’hui, Bienne est non seulement le « pôle de compétence de l’industrie horlogère »[11] mais aussi l’un des berceaux de l’industrie de précision.

   Bienne - ville sociale :

Ancrée dans la tradition de la commune, l’assistance sociale représente un élément important pour Bienne. La Ville a mis en place différents services pour venir en aide aux familles qui connaissent des difficultés financières, aux enfants placés dans des foyers ou familles d’accueil, aux toxicomanes, aux migrants, etc.

   Bienne - ville multiculturelle :

Considérant la diversité culturelle comme une richesse, la Ville s’engage en faveur de l’intégration et de la cohabitation des populations de différentes nationalités établies à Bienne.

   Bienne - centre régional :

C’est un état de fait qui s’est encore renforcé ces dernières années avec l’évolution de la région ; Bienne, par sa situation centrale et stratégique, se mue en un centre régional. En tant que plus grande et principale ville au pied du Jura, elle a des responsabilités envers toute une région.

   Bienne - centre de formation et de culture :

Depuis l’établissement de l’école d’horlogerie, de nombreuses hautes écoles techniques d’un niveau national reconnu mondialement sont venues s’installer à Bienne. Allant de pair avec la formation, la culture n’est, quant à elle, pas en reste avec une large palette d’événements d’intérêt suprarégional qui se tiennent à Bienne. C’est aussi à travers ses musées, ses œuvres d’art, son architecture et tant d’autres éléments issus de l’esprit ou de la main de l’homme que la ville tire son identité.

Ainsi, tous les fonds d’archives de l’Administration municipale et d’origine privée qui correspondent à l’un de ces buts de documentation feront l’objet d’une considération particulière lors de leur évaluation et seront inéluctablement conservés à long terme.

Pour remplir leur devoir, les critères de documentation connaîtront une évolution semblable à celle de la ville qu’ils servent. Au cœur d’une démarche proactive, ils seront régulièrement revus et leur pertinence réévaluée.

Archives officielles

Parmi les archives officielles, nous distinguons celles qui doivent être conservées suivant la loi et celles que les archivistes décident de conserver parce qu’elles ont une valeur pour la mémoire de la Ville et de la société.

Pour les premières, c’est la directive du 24 septembre 2007 concernant les archives communales/délais de conservation des pièces (N° ISCB 1/170.111/3.1) qui définit les documents qui doivent être conservés de manière permanente. Il s’agit d’une petite vingtaine de documents qui composent la mémoire de la Ville. Il est toutefois impossible de constituer un patrimoine représentatif de la vie de la commune en conservant exclusivement des archives obligatoires. Dans le but de restituer une vision plus entière, les Archives municipales se proposent de faire verser et conserver encore d’autres archives officielles qui ont soit une valeur probatoire[12], soit une valeur de témoignage[13] ou encore une valeur historique[14].

Archives privées

Même si la mémoire officielle est prioritaire pour les Archives publiques, elle n’est pas exclusive, suffisante et représentative à elle seule de la vie d’une commune. Il y a un besoin de regards croisés avec les archives privées, la mémoire des personnes et des activités qui font l’histoire de la commune, qui enrichissent la vision administrative renvoyée par les archives officielles.[15]

Les archives d’origine privée constituant clairement une valeur ajoutée pour les archives publiques, les Archives municipales se proposent de conserver des fonds d’archives de familles, d’individus, d’entreprises, d’associations, de sociétés, d’organismes para-publics, etc. qui ont un ancrage local.

Stratégies d’acquisition

Le versement des différentes archives susmentionnées suppose donc une stratégie – différente pour les archives officielles et pour les archives privées, mais proactive et transparente dans les deux cas.

En ce qui concerne les archives officielles, il faudra, dans un premier temps procéder à une analyse des activités des départements et services municipaux, afin d’identifier et de déterminer les organismes susceptibles de posséder des archives qui correspondent aux buts de documentation fixés ou ont une valeur qui justifie leur conservation. Cela se fera dans le cadre d’une activité systématique et structurée de Records Management (RM) qui permette aux Archives municipales de suivre l’ensemble du cycle de vie des documents, d’assurer des documents authentiques, intègres, intégraux et exploitables, définir les documents qui doivent être conservés indéfiniment, pratiquer une évaluation selon des principes et critères archivistiques éprouvés et organiser les captures.

Quant aux archives privées, reflet fort et fidèle de la vie quotidienne de la société biennoise, leur acquisition peut se justifier autrement que par les buts de la documentation. Tout organisme ayant un lien significatif avec l’histoire de la ville revêt en soi un intérêt particulier et dont l’examen approfondi et comparatif accréditera ou non l’apport de ses archives à la connaissance de la ville. Il importe de disposer d’une politique d’acquisition (celle-ci doit encore être édictée) pour disposer d’une grille d’évaluation de référence et qui assure à la démarche cohérence et exigences. Il faut le reconnaître, les détenteurs d’archives privées n’ayant pas d’obligation de proposer leurs archives, les Archives municipales n’ont pas les mêmes moyens d’action et de pression à l’égard des archives d’origine privée qu’à l’égard des archives de l’Administration municipale. Ce fait donne tout son sens à la politique de constitution de la mémoire. Les Archives municipales devront sensibiliser et convaincre les privés de leur mandat et leur démarche. L’acquisition de certains fonds nécessitera une démarche proactive et incitative de la part des Archives municipales.

Réseau et collaborations

À Bienne, les Archives municipales ne sont pas les seules dépositaires d’archives. Différents organismes publics, parapublics ou privés possèdent également des fonds essentiels à la mémoire de la ville. La mémoire de Bienne est donc dispersée en divers lieux. Des collaborations entre l’une ou l’autre des institutions et les Archives municipales seraient judicieuses pour centraliser et sécuriser le patrimoine historique de l’agglomération biennoise. La collaboration entre différents dépositaires d’une même mémoire permet de répartir les compétences en matière de conservation des archives, notamment en fonction des supports, de partager les ressources en termes d’infrastructures et de finances et, par le biais d’échanges, de compléter des fonds qui ont été divisés par le passé ou pris en charge par des institutions qui n’en avaient en fait pas la mission. Dans le cas des Archives municipales, ces collaborations présenteraient entre autres des avantages économiques et structurels. Elles doivent être formalisées par écrit et faire émerger progressivement une communauté professionnelle manifestant des préoccupations communes et des unités de doctrine.

Supports d’archives

Le patrimoine archivistique ne se réduit pas qu’aux documents écrits et sur papier. Au contraire, une mémoire riche est multiforme et peut comprendre des archives photographiques, des archives audiovisuelles, des données numériques, des plans, des affiches, des gravures, des objets, etc. Toutes les Archives publiques n’ont pas une infrastructure ni les compétences adéquates pour prendre en charge des archives sous une autre forme que le document papier et en garantir la conservation adaptée et sécurisée.

Alors que les Archives municipales n’ont actuellement pas de dispositif approprié pour conserver des archives de formats et supports divers et souvent délicats, elles se proposent néanmoins de relever ce défi. Il s’agit ici aussi d’élaborer une politique qui évalue la situation actuelle, définisse la marge de manœuvre et élabore des mesures à prendre.

Archives électroniques

La question des archives électroniques est elle aussi à aborder dans le contexte de l’élaboration d’une politique de constitution de la mémoire. La tendance à une dématérialisation des archives ainsi que le fait que Bienne va se doter d’un système de gestion électronique des documents dans un avenir proche engendrent de nouveaux questionnements et conduiront les Archives municipales à gérer des fonds hybrides dont les coûts et les conditions de conservation ne sont pas comparables. Il s’agira de répondre aux questions de la volatilité de l’insécurité de ces données et de garantir la continuité du fonctionnement administratif.

En tant que gestionnaires des documents et gardiens de la mémoire, nous devons nous pencher sérieusement sur le sujet et pratiquer une archivistique d’anticipation. Elle impose une gouvernance des informations et de définir de bonnes pratiques. En ce sens, l’introduction d’une politique de RM dans l’Administration municipale posera déjà une base solide pour aborder la question de l’archivage électronique. Elle permettra d’identifier et de définir la valeur des archives avant même leur création, ce qui est avantageux lorsqu’il s’agit d’archives papier mais s’avère indispensable dans un environnement numérique.

La mise en place de la politique de constitution de la mémoire

La réflexion que nous avons menée sur la mise en œuvre de la politique nous a permis de constater que cette dernière nécessiterait une mise en place politique longue et contraignante passant par la création d’une commission de validation et de pilotage, par différentes étapes d’évaluation et de validation du projet, par une phase de test et, finalement, par l’élaboration d’une stratégie d’accompagnement au changement, et que la politique serait applicable, à condition que certains aspects soient approfondis et renforcés au moment de la concrétisation.

Création d’une commission de validation et de pilotage

Véritable projet administratif communal, la politique de constitution de la mémoire pour les Archives biennoises doit remplir différentes exigences avant son adoption par le Conseil municipal : elle doit d’abord répondre à diverses obligations légales de la Ville et des Archives municipales. Ensuite, elle doit être confrontée à la réalité des services municipaux et des organismes privés concernés. Enfin, elle a aussi besoin d’avis croisés et d’être évaluée par des personnes externes au Service des archives municipales.

Ce dernier point est important. Définis par les archivistes, selon leur vision de la société biennoise, les buts de documentation devraient faire l’objet d’une discussion approfondie. Un échange avec des interlocuteurs externes permet de mieux cerner les attentes et les besoins des producteurs, des gardiens et des utilisateurs de la mémoire. Dans cette optique, constituer une commission de validation et de pilotage paraît judicieux.

Au-delà de la maîtrise des aspects historiques et archivistiques viennent se greffer des aspects légaux, politiques, économiques et culturels. Cette commission doit donc comprendre des membres compétents dans ces domaines, susceptibles d’améliorer et de crédibiliser la finalisation et le processus de mise en place de la politique. Elle doit initier une politique de gestion des risques pour définir ce qui est acceptable, probable ou incontournable en matière d’archivage.

Estimation des coûts engendrés par l’application de la politique

L’implémentation de tout projet engendre des frais et les autorités biennoises voudront indubitablement connaître le coût de l’adoption de la politique de la constitution de la mémoire. Nous avons identifié certains postes importants du budget :

   les ressources en temps de travail du personnel des Archives municipales, des membres de la commission et du personnel de l’Administration municipale, d’abord pour le travail réalisé pendant le processus de validation et le projet pilote et ensuite pour la mise en place de tous les éléments découlant de cette nouvelle politique, donc la communication et le RM ;

   les coûts liés au traitement intellectuel des archives ;

   les coûts liés à la préservation physique des archives, que ce soit les locaux ou le matériel d’archivage utilisé ;

   et les coûts liés à la mise à disposition des utilisateurs.

Alors que certains frais commanderont réellement l’existence d’un budget extraordinaire lié à la mise en place et à l’application de la nouvelle politique, de nombreux coûts pourront être absorbés par le budget annuel alloué aux Archives municipales et s’intégrer au fonctionnement habituel du Service.

Après la réalisation du projet pilote, il faudra auditer le travail quotidien pour déterminer si les ressources financières, mais aussi humaines à disposition sont capables d’assumer le travail. Que ce soit le cas ou non, la réponse fournie s’appuiera sur une vision à moyen ou long terme, avec une gestion contemporaine et rigoureuse des archives. Dans les périodes de vaches maigres, des priorités devront être formulées et être réévaluées périodiquement. La définition de priorités, de lignes directrices ainsi que de responsabilités légitimera le recours aux ressources à disposition. Le commanditaire, en l’espèce les autorités municipales, ne connaît pas la réalité du terrain. Ce sont donc les archivistes qui doivent définir les priorités et s’employer à obtenir le financement correspondant.

La Ville de Bienne a tout à gagner en adoptant une politique de constitution de la mémoire, y compris au niveau financier. On connaît le coût élevé du traitement, de la préservation et de la valorisation de l’information. Or, ladite politique postule une gestion organisée et efficace des archives qui tend à en rationaliser les coûts de conservation : en fixant des priorités, elle évite des dépenses inutiles et, en favorisant une sélection réfléchie de l’information à conserver, elle prévient des investissements financiers dans la conservation de témoignages insignifiants et limite par conséquent les frais.

La Ville a au contraire beaucoup à perdre si elle ne soutient pas le projet de mise en place de la politique de constitution de la mémoire. En effet, d’autres frais, moins évidents à chiffrer que les dépenses liées à l’application de la politique, subsistent. Une gestion désorganisée et déficiente des archives coûte cher, par exemple lorsqu’il s’agit de retrouver une information perdue ; le temps de la recherche de l’information, la reconstitution de l’information ou encore des frais concrets sous forme de contravention pour les pièces non fournies ont un prix.[16] Une administration doit se prémunir contre l’insécurité du droit.

Etablissement d’un échéancier

Tout projet s’organise et se planifie. Nous avons donc établi un échéancier prévisionnel qui s’étale sur deux ans entre la création de la commission et le début de la mise en application concrète de la politique. L’échéancier comprend certaines marges dans l’espacement des dates, car divers facteurs, souvent des éléments imprévus, peuvent ralentir le processus.

Réalisation d’un projet pilote

Avant d’être appliquée à l’ensemble de l’Administration municipale, la faisabilité de la politique doit être testée par le biais d’un projet pilote. Les Archives municipales vont alors collaborer avec un département-test. Il s’agira d’expérimenter les différentes composantes de la mise en application : la communication du projet, l’installation et le contrôle de l’application du RM, la pertinence et l’affinement des buts de documentation, la formation des utilisateurs, l’attitude des utilisateurs face à l’introduction de nouvelles pratiques professionnelles, les ressources humaines et infrastructurelles, les délais, etc.

Comme le montre l’échéancier, après quelques mois, il faudra juger si ce nouveau cadre répond aux attentes et procéder aux adaptations idoines.

Quant aux archives privées, soumises à une stratégie d’acquisition quelque peu différente, avec à chaque fois un contexte qui leur est propre, il nous semble difficile de les intégrer au processus d’évaluation de la nouvelle politique. Par contre, il est certain qu’au moment de mettre en application la nouvelle politique, les Archives municipales devront s’intéresser de plus près aux institutions parapubliques et privées.

Accompagnement au changement

L’accompagnement au changement passe par l’information et la formation. Alors que le travail et l’utilité des Archives sont bien souvent ignorés, il est illusoire de penser que la mise en place d’une nouvelle politique peut se faire sans une communication appropriée. Celle-ci doit se faire autant à l’interne qu’à l’externe pour toucher les producteurs d’archives officielles, mais aussi sensibiliser les privés et les institutions parapubliques à l’intérêt qui leur est porté. En premier lieu, il faut communiquer sur les nouvelles lignes directrices, la volonté des Archives municipales de remplir leur mission et donc ancrer une nouvelle idée et de nouvelles habitudes dans les services municipaux et les organismes potentiellement concernés.

En ce qui concerne les services, il faudra motiver notre démarche et convaincre les utilisateurs du bien-fondé de l’application de la politique, dans le but de changer leur attitude à l’égard des archives et susciter leur adhésion au projet, insister sur les apports positifs de sa mise en application que sont un travail quotidien mieux organisé, plus facile et plus efficace, leur faire prendre conscience qu’il s’agit d’une légitimation supplémentaire de leur service et surtout de la contribution de tout un chacun à la constitution de la mémoire de sa ville et de sa société.

Les utilisateurs devront être formés et encadrés. Les employés de l’Administration municipale seront les premiers touchés par l’adoption de la politique. Ils vont devoir acquérir de nouvelles habitudes et de nouveaux automatismes dans leur travail. Le Département du personnel qui gère l’aspect formation pourrait être un partenaire idéal dans l’accompagnement au changement.

L’introduction de la nouvelle politique revêt des implications d’ordre économique et indirectement politique. Tout en affichant leurs nouvelles lignes directrices, leur volonté de collaborer et l’intérêt porté aux archives privées, les Archives municipales pourront véhiculer une image dynamique – chère à la Ville de Bienne.

Conclusion

Une politique de constitution de la mémoire est un outil précieux pour rendre compte du patrimoine qui doit être conservé. Destinée à évoluer avec le contexte dans lequel elle s’applique, une politique de constitution de la mémoire fournit une direction et un cap à tenir et autorise des choix appropriés et réfléchis en matière d’évaluation et de conservation. Elle est d’autant plus opportune que l’environnement informatique gagne tous les jours de nouveaux espaces et impose de nouveaux besoins.

L’étude de différents modèles de construction de la mémoire montre que les théories sont nombreuses et variées, qu’il n’existe pas de solution standardisée et universelle pour concrétiser et formuler un projet de politique. Les modèles répondent tous à une situation précise et singulière liée à la mission du service d’archives concerné, son rayon d’action et le type d’archives dont il doit s’occuper. Par conséquent, la construction de la mémoire ne peut que difficilement être uniformisée et formatée ; elle restera toujours propre au milieu pour lequel elle est conçue.

La politique de constitution de la mémoire pour la Ville de Bienne constitue une réponse à une situation présente et correspond au contexte de la Bienne d’aujourd’hui. Elle s’inscrit dans une démarche proactive, prospective et anticipative et est formulée pour évoluer et être adaptée en tout temps.

L’établissement d’une politique de constitution de la mémoire reflète le besoin aigu d’organisation et d’institutionnalisation des Archives municipales de Bienne ainsi que la volonté des archivistes en place de remplir leurs missions et de rendre transparent leur travail. Il place les autorités devant leurs responsabilités en matière de patrimoine et les invite à s’appuyer sur leur service d’archives.

De cet objet de recherche découle ainsi tout un projet de management des archives, à commencer par le repositionnement des Archives municipales vis-à-vis de l’Administration municipale et des privés. Devant les réserves ou les résistances que le projet de constitution de la mémoire peut susciter, il faut le confronter à la gestion des risques du non archivage. Ni son refus ni son renvoi à des jours meilleurs ne paraissent des solutions acceptables. Nous prônons des solutions progressives et réalistes dans un programme politique défini et affiché.

Poser la question de la politique de constitution de la mémoire, c’est inévitablement s’interroger sur le rôle et la position de l’archiviste. Ce dernier est appelé à prendre des décisions et à faire évoluer un cadre qui demeure le plus performant possible pour son service. Pierre angulaire d’un service d’archives, la politique de constitution de la mémoire et l’évaluation sont des exemples parfaits du rôle de l’archiviste contemporain. Dans ce contexte, nous osons faire valoir la définition suivante de l’archiviste :

Archivare entscheiden darüber, welche Teile des gesellschaftlichen Lebens künftigen Generationen mitgeteilt werden… Wir [Archivare] [sic.] schaffen im eigentlichen Sinn Archive. Wir entscheiden, was erinnerbar bleibt und was vergessen wird, wer in der Gesellschaft sichtbar bleibt und wer unsichtbar, wer eine Stimme hat und wer nicht. »[17].

La réponse appartient désormais aux autorités politiques de donner ou non un avenir aux Archives municipales.




[1]    La politique de constitution de la mémoire des Archives municipales de Bienne répond à la mission qui leur est conférée à l’article 2, alinéa 2 de l’ordonnance concernant l’archivage dans l’Administration municipale de Bienne du 17 mars 1995 (RDCo 421.22), celle d’établir des directives quant aux documents à archiver. Ladite politique se veut nouvelle, prospective et souple. Nouvelle parce qu’aucune politique n’a existé avant. Prospective parce qu’elle ne considère pas les arriérés, mais la mémoire qui est en train d’être créée et qui sera créée dans un futur proche. De plus, elle s’insère dans une démarche proactive qui gère les archives en amont, avant même leur création, et considère les archives futures. Souple parce qu’elle pourra être révisée ou adaptée à moyen ou long terme si nécessaire. Elle se présente comme une réponse à notre situation actuelle, mais ses critères ne sont pas déterminés une fois pour toutes.

[2]    Le patrimoine documentaire peut englober des documents d’archives sous forme d’écrits, de cartes, de photographies, de plans, de supports audio ou encore de documents électroniques.

[3]    Becker, Irmgard Christa: Arbeitshilfe zur Erstellung eines Dokumentationsprofils für Kommunalarchive. Einführung in das Konzept der BKK zur Überlieferungsbildung und Textabdruck In: Der Archivar. Zeitschrift für Archivwesen, Jg. 62, Heft 2 (2009), p. 123.

[4]    Pour les avantages, voir notamment : Becker, Irmgard Christa: Das historische Erbe sichern! Was ist aus kommunaler Sicht Überlieferungsbildung?. In: Der Archivar. Mitteilungsblatt für deutsches Archivwesen, Jg. 58., Heft 2 (2005), p. 88 ; Knoepfel, Peter; Olgiati, Mirta: Politique de la mémoire nationale. Etude de base de l’IDHEAP. Chavannes-près-Renens 2005, p. 1.

[5]    Couture, Carol et al.: Les fonctions de l’archivistique contemporaine. Québec 2011 (1999), p. 113.

[6]    Schellenberg, Theodore: Die Bewertung modernen Verwaltungsschriftguts. Trad. et éd. par Angelika Menne-Haritz, Marburg 1990.

[7]    Booms, Hans: Gesellschaftsordnung und Überlieferungsbildung. Zur Problematik archivarischer Quellenbewertung. In: Archivalische Zeitschrift 68 (1972), p. 25-26.

[8]    Le profil de documentation sert de base pour une construction de la mémoire systématique et efficiente des archives officielles et non-officielles. Il définit qui doit conserver la mémoire pour documenter la vie locale, sa quantité et son but. Il facilite l’évaluation des archives déjà versées et conservées aux Archives car il renseigne sur les documents pertinents. Le profil doit être constamment révisé et complété afin de toujours illustrer l’état actuel de la vie locale.

[9]    Béguelin, Sylvie: Etude pour la mise en place d'une stratégie de conservation et d’exploitation des archives de la ville de La Chaux-de-Fonds. Travail de certificat. La Chaux-de-Fonds 2004, p. 16.

[10]    Par archives officielles, nous entendons toutes les archives provenant de l’Administration municipale et qui sont de nature administrative. Ce sont non seulement les documents à caractère obligatoire, mais aussi les documents produits au quotidien dans le cadre des activités de l’Administration municipale.

[11]    Site web de la Ville de Bienne, http://www.biel-bienne.ch/fr/pub/bienne_accueil.cfm, consulté le 31 juillet 2015.

[12]    Les archives probatoires, ce sont des documents qui témoignent de décisions prises par l’Administration municipale et par les autorités. Ils sont la marque de l’exercice du pouvoir et ont un caractère abouti. Ces archives sont nécessaires lorsque les autorités doivent à un moment donné répondre de leurs actions ou défendre des décisions. Les archives ont alors une fonction de preuve.

[13]    Les archives qui ont une valeur de témoignage, ce sont des documents qui témoignent des activités et/ou du fonctionnement de l’organisme créateur, respectivement de la personne qui a produit le document. Reflet du fonctionnement de l’Administration municipale, les archives à valeur de témoignage illustrent donc bien la vie officielle et administrative de la ville.

[14]    Les archives qui ont une valeur d’information, ce sont des documents qui informent sur des phénomènes sociétaux. Leur conservation nous paraît également importante. Ce sont d’ailleurs précisément ces archives qui sont le plus directement touchées par l’existence d’une politique de constitution de la mémoire. En effet, des points de repères, tels des buts de documentation, sont nécessaires pour déterminer la valeur historique et la pertinence de ces archives.

[15]    Coutaz, Gilbert: Archives publiques, archives privées: des solidarités nécessaires. In: Arbido Ausgabe 3 (2007), p. 59.

[16]    Chabin, Marie-Anne: Le management de l’archive. Paris 2000, p. 19-20.

[17]    Citation de Terry Cook traduite par Josef Zwicker dans : Bischoff, Frank M.; Kretzschmar, Robert (Hg.): Neue Perspektiven archivischer Bewertung. Beiträge zu einem Workshop an der Archivschule Marburg, 15. November 2004. Marburg 2005, p. 112.