L'idée qu'il est nécessaire de former des praticiens capables d'adopter une posture réflexive s'est largement répandue en Europe et aux États-Unis au cours des dernières décennies (Schön 1987 ; Perrenoud 2001 ; Tardif/Borges/Malo 2012). Par contre, le terme d'"apprenant réflexif" ou "réfléchissant" est encore rarement évoqué. Dans le Cadre européen commun de référence pour l'enseignement des langues (Conseil de l'Europe 2001 : 45), la réflexion des apprenants est uniquement mentionnée dans le contexte d'opérations mentales : elle aiderait à garder des éléments en mémoire pendant une interaction orale et à effectuer des opérations de déduction ou d'induction. L'activité de réflexion sur la langue, autrement dit la réflexion métalinguistique, n'y est pas explicitement évoquée. Elle trouve toutefois une certaine place dans un document plus confidentiel, également commandité par le Conseil de l'Europe (Beacco/Byram 2007 : 58). Les activités métalinguistiques y sont motivées par une approche multilingue.
Pourquoi l'apprenant devrait-il réfléchir sur la langue ? Il est vrai qu'aucun consensus n'existe sur le degré de conscience nécessaire pour qu'il y ait appropriation, ainsi que sur le rapport systématique entre activités métalinguistiques et activité linguistique de production et de compréhension (Trévise 1996 ; Carlo et al. 2009, Véronique 2009). Néanmoins, un certain nombre d'expériences montrent que les apprenants éprouvent le besoin de s'interroger sur le fonctionnement de points linguistiques et qu'ils le font souvent avec plaisir et talent (Bailly 1997, 1998). De plus, ce type de travail s'accorde bien avec le point de vue que l'enseignement-apprentissage des langues est également une formation intellectuelle (cf. 2.1).
Nos références seront, d'abord, ce que l'on pourrait regrouper sous le terme de "conceptualisation", à savoir les travaux sur l'anglais, impulsés par Bailly (1997, 1998) à partir de l'approche de Culioli (1990) et qui ont conduit à Charlirelle (1975–1986). Nous tenons également compte des recherches sur le FLE (français langue étrangère) dans le domaine du travail métalinguistique (Besse 1974) et des travaux de Chini (2004, 2008), Goutéraux (2008, 2009) ou Audin (2005). Nos propres travaux (didacticiels rédigés sous la direction de Demaizière 1986 ; Schaeffer-Lacroix 2009 ; Chachkine 2011) se sont faits dans cet esprit sur l'anglais, l'allemand et le FLE, avec une insistance sur le potentiel des technologies.
Notre point d'entrée se distingue de celui choisi par certains chercheurs du domaine du Language awareness qui observent la différence des effets produits par la présence ou absence d'"instruction grammaticale" sur les performances des apprenants dans le domaine des langues étrangères 1. En effet, nous mettons l'accent sur le rôle actif de l'apprenant dans la réflexion sur la langue. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de parler d'"apprenant réfléchissant" plutôt que d'"apprenant réflexif" : nous souhaitons insister sur le processus et considérer l'apprenant comme un être pensant et réfléchissant, prenant l'initiative d'une réflexion plutôt que faisant (seulement) un retour réflexif sur son action ou une planification de ses actions.
Nous souhaitons que l'apprenant puisse se constituer des repères grammaticaux offrant des points d'appui solides, mais flexibles, reflétant la réalité des fonctionnements langagiers. Il ne s'agit en aucun cas de proposer aux apprenants des "cours de grammaire", avec présentation et application de "règles" toutes faites. Nous souhaitons une mise en place de références linguistiques ne séparant pas inutilement le syntaxique du sémantique, mettant en avant la position des énonciateurs et leur représentation de la situation d'énonciation. Les courants linguistiques qui sous-tendent l'approche conceptualisante, comme la théorie des opérations énonciatives (Culioli 1990) nous semblent les plus porteurs, la proposition d'un apprenant réfléchissant pouvant, par ailleurs, s'intégrer à des cadres théoriques divers.
Nous poserons ci-après quelques questions qui nous paraissent incontournables afin de cerner notre champ, puis nous présenterons deux exemples de mise en œuvre, appuyés sur les technologies (cf. 3.1 et 3.2).
Humanistes, pratiques ou utilitaires, à visée courte ou longue, les objectifs peuvent varier d'un courant ou d'un contexte à l'autre et se combiner.
Charlirelle (1975 : 7) souhaite "reconstituer les démarches mentales qui ont abouti à des énoncés" et "les faire découvrir aux élèves", car "cette démarche de découverte et de compréhension est indispensable à une acquisition durable de la langue". Les objectifs sont à la fois pratiques, ils visent une acquisition durable des langues, et humanistes, ils visent l'autonomie de l'apprenant, la capacité à résoudre par lui-même des difficultés à l'aide de repères conceptuels et l'adoption d'une démarche de type "apprenant-chercheur" (Johns 1991).
Hawkins (1984) et Candelier (2003), respectivement représentants des courants Language awareness et Éveil aux langues, considèrent que l'apprentissage des langues étrangères joue un rôle clé pour la cognition et que les concepts mis en place peuvent être utiles en langue maternelle et dans des domaines non linguistiques. Les travaux de Audin (2005), avec une collaboration entre enseignants de langue étrangère, de langue maternelle, et de mathématiques vont dans le même sens : aider les apprenants à prendre conscience de la construction des systèmes et de leur non-coïncidence avec le "monde réel" et fournir des repères sur ce qu'est une langue et sur la langue apprise, système symbolique de re-présentation (Benveniste 1966, 1974). Les objectifs sont humanistes et pratiques : leur visée s'inscrit dans le long terme.
La conceptualisation grammaticale de Besse (1974), en FLE, doit, elle, amener l'apprenant à prendre conscience du fonctionnement d'une construction qu'il connaît préalablement de façon implicite. Peu importe que l'explication soit logique, peu précise, l'important est que cette attitude ait une valeur opératoire et "qu'elle le tire d'embarras quand il doute de la possibilité de telle ou telle phrase" (Besse 1974 : 39). Les objectifs semblent avant tout pratiques.
La réflexion peut être une activité parmi d'autres dans une succession d'étapes suivant un schéma plus ou moins répandu. Les didacticiels Revenir à l'anglais (Demaizière/Trévise 1991) proposaient ainsi des moments appelés "révision approfondissement" qui pouvaient s'intégrer à diverses suites d'activités, y compris dans un centre de ressources pour des parcours d'autoformation. Rappelons ici que les logiciels de création de l'époque permettaient des questionnements qui seraient impossibles à gérer aujourd'hui, avec des amorces comme "Observez les exemples ci-dessus. Quelles sont vos remarques ?" ; "Qu'est-ce qui différencie les événements exprimés par … et … ?", en traitant assez finement des réponses de plusieurs lignes. La réflexion peut également être intégrée à un projet ou une "tâche" (Ellis 2009), se faire sur un point linguistique qui a constitué un obstacle pour la réalisation de la tâche ou même constituer un projet en soi.
Le travail métalinguistique peut s'appuyer sur des exemples fabriqués pour le module d'enseignement-apprentissage. Il est également possible de privilégier des exemples dits "authentiques", produits pour d'autres contextes que l'enseignement-apprentissage. D'autres privilégieront de faire observer des productions de scripteurs experts ou apprentis-scripteurs (Marin/Legros 2008 : 120). Un choix intermédiaire consiste à proposer des exemples "authentiques" remaniés. Dans l'exploration d'un corpus numérique, le remaniement peut consister à "nettoyer" des lignes de concordance en enlevant des parties qui n'apportent rien à l'analyse (cf. 3.2).
Les exemples fabriqués ou remaniés comportent l'avantage de cibler un juste niveau, correspondant aux contextes spécifiques. Ils permettent de faire saillir le point sur lequel on souhaite faire réfléchir. Néanmoins, en particulier les exemples convoqués dans des livres ou des exercices "de grammaire" ont le gros inconvénient d'être souvent trop brefs, isolés, difficiles à connecter à une situation d'énonciation, ciblés sur des cas prototypiques, comme par exemple "Il lisait son journal quand le téléphone sonna" ou des énoncés saugrenus, tels que "Anna mangeait du poisson quand soudain elle a avalé une arête" (Grégoire 2012 : 135). Tout en paraissant "grammaticalement corrects" (ou au moins "corrects" au plan morpho-syntaxique), ce type d'exemple n'est pas pertinent du point de vue de l'usage. Les exemples "authentiques", bruts ou remaniés, faciles à obtenir avec les moyens techniques d'aujourd'hui nous semblent à conseiller. Ils feront sortir des cas standards pernicieux (Demaizière/Trévise 1991).
Cette approche est à conseiller pour développer l'autonomie métalinguistique et réflexive, lorsque l'on peut en prendre le temps. Elle permet aux apprenants de prendre l'initiative dans la révision d'une production ou d'une interprétation non satisfaisantes et évite que l'enseignant soit la source de toute remédiation.
On peut souhaiter ainsi entraîner à l'usage de lignes de concordance ou à la verbalisation sur des énoncés en s'appuyant sur des discussions antérieures, par exemple.
Il est envisageable de faire travailler les apprenants sur des exemples plus ou moins longs. Un contexte long sera plus riche en indices situationnels, mais il convient de garder à l'esprit que le plus important sera souvent l'information apportée sur la source. Indiquer "Publicité pour une agence de tourisme" peut être plus pertinent que de fournir quatre lignes de contexte supplémentaire. Trop d'exemples sont présentés sans indication sur la situation d'énonciation, sur le support dans lequel l'énoncé a été produit, le genre textuel ou le niveau de langue dont ils relèvent. Certains outils d'exploration de texte offrent une flexibilité par rapport à la taille du contexte tout en donnant accès à la source (cf. 3.2).
Trévise (1996) évoque la différence entre les métadiscours de spécialistes de la langue (linguistes, historiens, philosophes) et celui de non-spécialistes (enseignants et apprenants de langue).
Les métadiscours du linguiste ne sont pas de la même teneur que ceux de l'historien d'une langue, du philosophe du langage, de l'enseignant de langue, ou des manuels (L1 ou L2), ou encore ceux de l'apprenant. Se manifestent là différentes formes de labilités sémantiques des métatermes utilisés avec différents degrés de sophistication. Le discours de l'enseignant est médiatisé, et on note souvent la différence entre le savoir dit "savant" et le savoir enseigné, avec les heurs et malheurs que l'on connaît, et qu'il est nécessaire, et facile, de vilipender.
Quels choix faire face à ce dilemme ?
On peut essayer d'éviter au maximum tout métalangage technique, en ayant recours au langage "courant" (si tant est que cela est possible) et en s'appuyant sur des termes utilisés par les apprenants. L'avantage est de ne pas avoir à introduire et définir un métalangage spécifique. Le problème sera de bâtir la continuité des séquences : que retenir d'une étape pour soutenir la suivante ? Si l'on veut utiliser les termes des apprenants, comment ne pas choisir ceux de certains apprenants seulement ? Une des solutions à explorer nous semble être la construction de paquets d'exemples relevant de la même interprétation. Ces exemples pourront servir de repère sans nécessiter de passer par une explication et par l'emploi de termes techniques, si souvent porteurs d'interprétations inadéquates.
On peut présenter d'emblée quelques formulations ou termes métalinguistiques qui paraissent pertinents ; on ne demande pas aux apprenants d'y avoir recours, mais on les rappelle quand cela paraît opportun, afin de résumer ou recadrer les interventions formulées de façon libre (cf. 3.2.).
Il est possible d'aller plus loin en fournissant un accès à des définitions ou des explications métalinguistiques et en encourageant à les utiliser. Il pourra s'agir de formulations ou de termes sur lesquels on se sera mis d'accord à la fin d'une séquence précédente. Cette démarche n'est donc pas nécessairement totalement dirigiste (cf. 3.1.).
Le choix ou non d'un métalangage spécifique sera souvent dépendant du contexte. Est-il possible et pertinent, dans un module de 20 heures, de mettre en place une terminologie nouvelle ? Les autres enseignants utilisent-ils la même approche ? Quand est-il opportun d'aller à l'encontre d'habitudes bien ancrées chez les apprenants ?
Il est important de penser au-delà des seules étiquettes qui vont désigner tel ou tel phénomène. Il ne suffit pas de définir l'aspect ou l'accompli, et il n'est déjà pas simple de le faire de manière à la fois univoque et accessible. L'explication métalinguistique ne se réduit pas plus à un lexique que la langue ne se réduit à un dictionnaire. Il faut veiller à mettre en discours les étiquettes retenues et à habituer les apprenants à la construction de ce type de discours. Le plus souvent, les glossaires grammaticaux se limitent à la définition de substantifs, or un discours explicatif devra introduire une mise en mots où ces substantifs seront intégrés à des prédications.
Le métalangage et le discours métalinguistique posent de redoutables problèmes. Chaque position comporte des inconvénients : l'option des périphrases explicatives semble éviter l'écueil du "plaquage", du discours métalinguistique figé "où les termes n'ont plus grand sens commun, où la référenciation et l'adéquation à l'objet ne sont pas la règle" (Trévise 2001 : 742). Mais elle n'est pas sans dérive, car l'utilisation de termes "parapluies" qui sont des termes magiques "non définis, mais suffisamment vagues pour être rarement totalement inadaptés" (Trévise 2001 : 743) tend à obscurcir la capacité d'analyse et peine à fonctionner au service de la précision explicative.
Quant à l'espoir que donner une définition suffira à ce que des apprenants s'y conforment, il est vain. On devra faire au mieux, ou plutôt au moins mal, et ne jamais perdre de vue que seule la pratique mettra en place des points d'appui solides. On amorcera ce qui peut l'être dans le temps dont on dispose et le contexte dans lequel on doit fonctionner, c'est le lot de toute pédagogie.
Le guidage dépend fortement du dispositif dans lequel s'insère la réflexion et des objectifs recherchés.
Une première distinction utile est celle qui différencie guidage proactif et réactif. Le premier conduira plutôt à orienter la réflexion des apprenants dès le départ, le second viendra après une réflexion laissée plus libre.
Demaizière (2004) évoque les principes suivants : "le principe de cohérence qui ne signifie pas l'uniformité", "résister à la tentation de faire cours", "éviter les arguments d'autorité non nécessaires, sans oublier son devoir d'ingérence pédagogique", "savoir "les laisser seuls", "ne pas demander à l'apprenant ce que peut seul faire le formateur".
Retenons en particulier l'importance de résister à la tentation de "faire cours", tout en soutenant les apprenants de façon suffisante lors de l'exécution de tâches complexes. Rappelons également de grands types de guidages distingués en formation à distance (Quintin 2008).
On pourra décider que la phase de réflexion sur la langue n'a pas besoin de synthèse spécifique, et renvoyer, par exemple, au manuel.
Pour certains il convient de s'en tenir aux formulations des apprenants, en ce cas, on notera en fin de séquence les formulations que ceux-ci auront retenues.
Nous avons laissé percer une certaine gêne face à cette attitude. On peut, en effet, souhaiter s'appuyer sur ce qui aura été mis en place à une étape pour les étapes ultérieures, établir des repères explicatifs (terminologie, exemples de référence…) communs au groupe, ayant une stabilité théorique et pédagogique.
Il est envisageable de laisser dans un premier temps libre cours aux formulations des apprenants avant d'aboutir à une synthèse appuyée sur des formulations, des termes et des concepts qui serviront ensuite de référence et qui sont largement ceux de l'enseignant. Le défi sera alors de savoir faire le lien entre les formulations de départ aussi libres que possible et cette synthèse finale qui devrait (dans un monde idéal…) apparaître comme commune plutôt qu'imposée.
Il est difficile d'échapper à la tentation de la "règle", celle qui édicte ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, que l'on suit aveuglément tout en sachant qu'elle a des exceptions. Il y a, évidement, des règles, de morphologie en particulier, ce sont souvent elles qui sont données comme exemples de conceptualisation par les apprenants d'ailleurs. Nous voudrions insister sur le fait qu'il est possible d'aller beaucoup plus loin, les expériences évoquées en entrée de ce texte l'ont montré de manière éclatante, et, de fait, plus les apprenants sont jeunes plus cela est aisé (Cain 1979). On sort alors des règles pour aller vers des formulations de référence, des valeurs de base… Pour ce faire, il peut suffire d'indiquer, en tête d'un écran récapitulatif, une formule neutre comme "À noter" (cas des didacticiels Revenir à l'anglais). On est alors dans un esprit où il s'agit plus de lancer une réflexion de l'utilisateur (l'apprenant) que de lui dire ce qui est "correct" ou pas.
Nous osons penser que la réflexion sur la langue menée avec les apprenants peut parfois contribuer à créer de nouvelles références ou à enrichir les références existantes. Une telle prise de position nécessite une assise solide en linguistique pour en juger. Dans tous les cas, nous appelons un état d'esprit de l'enseignant, prêt à s'effacer à certains moments, afin de signaler aux apprenants qu'il les croit capables de contribuer à l'élaboration de références pertinentes (cf. 3.2.4).
Il est évident que la "libre" réflexion des apprenants peut causer une certaine déstabilisation chez un enseignant peu habitué à ce type d'approche et peu formé en linguistique. Il nous semble que l'aventure vaut toujours d'être tentée si l'on souhaite s'y lancer. Sinon elle échouera comme toute innovation imposée. Une certaine solidité, technique et (surtout) pédagogique, est nécessaire mais n'est-il pas normal de savoir répondre à des interrogations des apprenants sur la langue ? Il est, à notre avis, aussi important d'arriver à réagir de façon pertinente dans ce domaine que s'il s'agissait de dimensions culturelles.
La réflexion métalinguistique médiée par le forum peut justement permettre à l'enseignant de langue de se lancer dans l'aventure plus sereinement : la communication écrite et non synchrone permet de réfléchir et de communiquer selon son rythme, de se documenter, de demander conseil à un expert si cela est nécessaire, ce qui n'est pas possible en face à face. L'outil forum peut désinhiber à la fois l'enseignant novice et les apprenants. C'est ce que l'on peut constater dans le projet de résolution collective d'énigmes linguistiques, mené à distance pendant neuf semaines avec des étudiants vietnamiens informaticiens de niveau master que nous présentons ici.
Ce projet s'intègre dans un projet de formation à distance (FAD) plus large de création d'une université francophone fictive où les étudiants inventent une formation en informatique, échangent avec des étudiants francophones à qui les cours fictifs sont destinés et résolvent des énigmes linguistiques par groupes de quatre. Les projets, complémentaires entre eux, se jouent simultanément. Le projet de résolution d'énigmes linguistiques a un caractère volontairement peu utilitaire. Le terme d'énigmes a d'ailleurs été choisi pour marquer le plaisir de l'exercice intellectuel (Chachkine 2011).
Les objectifs sont à la fois pratiques et humanistes. Ils sont de maintenir (pendant une période de vacances et donc d'arrêt des cours de langue), voire de développer les compétences langagières des étudiants grâce aux échanges que la résolution d'énigmes doit susciter. Ils sont également de développer des savoirs relatifs aux langues (le français qu'ils apprennent pour poursuivre des études en master, le vietnamien, qui est leur langue maternelle, et l'anglais, la L2 ou L3 des étudiants) mais aussi de développer des stratégies et des procédures pour le traitement de questionnements (les énigmes proposées pendant la FAD et celles qui se poseront ultérieurement dans leur parcours d'apprenant) et, enfin, de réinvestir ces savoirs relatifs aux langues en contexte de manière contrôlée.
Pour pouvoir demander aux étudiants de s'intéresser aux fonctions des formes, de comprendre pourquoi une forme est utilisée plutôt qu'une autre et de s'intéresser aux effets de sens, quelques repères conceptuels ont été empruntés à la théorie des opérations énonciatives de Culioli (1990) : l'énonciateur, le co-énonciateur, une opération de renvoi à la notion, une opération d'extraction, etc.
La métalangue choisie comporte des termes énonciatifs spécifiques et des termes métalinguistiques fréquemment utilisés (article, nom, etc.). L'ensemble des termes métalinguistiques a fait l'objet d'un glossaire explicatif franco-vietnamien disponible sur la plateforme d'apprentissage à distance. Les explications traduites en vietnamien sont inspirées de Souesme (2003), qui propose pour la pratique raisonnée des langues une sélection de concepts accompagnés d'explication compréhensibles et illustrées. Les termes métalinguistiques jugés connus ont simplement été traduits en vietnamien.
L'introduction d'une métalangue spécifique a semblé pertinente car les étudiants étudient les langues pendant trois ans dans l'institut. L'équipe pédagogique s'est donc mise d'accord sur des repères explicatifs pour certains points linguistiques (temps du passé, détermination, par exemple) afin d'avoir un discours cohérent vis-à-vis des étudiants et une métalangue commune a été mise en place par l'équipe.
Une énigme à résoudre en petit groupe est donnée chaque semaine. Trois activités composent le projet de résolution d'énigmes : une activité de lecture, d'écoute des exemples à analyser, de questionnements et d'analyse par groupe de quatre étudiants dans un forum accessible au groupe et au tuteur uniquement. À l'issue de cette activité, une analyse collective du problème à résoudre doit être déposée à date fixe dans le forum commun aux sept groupes. La deuxième activité consiste à évaluer les différentes analyses postées par les groupes dans le forum commun, à élire celle que le groupe trouve la plus adéquate et à justifier son choix. Dans la dernière activité, il est demandé aux étudiants de porter leur attention sur le point linguistique analysé, en réception et en production, dans tous les forums de la FAD.
Le tutorat est volontairement peu important. Dans ce projet, le tuteur a pour rôle d'être un facilitateur discret, présent mais en arrière-plan, afin de laisser les étudiants s'emparer de certaines fonctions classiquement dédiées au tuteur (évaluation des pairs dans l'activité 2, interactions de tutelles entre pairs, etc.). Des interventions pédagogiques ont toutefois lieu afin que les étudiants ne fassent pas d'impasse importante dans leur analyse ; de plus, chaque fin de semaine, après que chaque groupe a proposé une solution et un vote, le tuteur présente le résultat des votes et une proposition de solution à l'énigme. Disponible en français et en vietnamien, la proposition de solution intègre, autant que possible, les explications des groupes, en reformulant, si nécessaire, et en intégrant au fil des énigmes une métalangue de plus en plus précise.
Une énigme linguistique est constituée de courts énoncés (de une à quatre phrases) le plus souvent contextualisés ("extrait de…"). Les exemples sont majoritairement fabriqués, à l'exception de quelques exemples authentiques, parfois remaniés, qui sont aussi proposés. Mais si des énoncés contextualisés peuvent être préférés, les exemples sous forme de phrases isolées servent ici à mettre les échantillons d'exemples par paires et à mettre en contraste le point linguistique à analyser.
On s'aperçoit que ce projet mobilise très fortement les étudiants et qu'il suscite une franche satisfaction (Chachkine 2011). Le choix des énigmes n'y est pas étranger : elles sont choisies parce que les points qu'elles touchent constituent un véritable enjeu pour les étudiants. En effet, leur résolution est susceptible de les aider à se construire une représentation structurée du fonctionnement de la langue et de favoriser le déblocage de points qui gênent le développement de leur interlangue.
Les très nombreux messages échangés entre les membres des groupes et entre différents groupes, les négociations, les messages d'encouragement, de remerciements, de réprimandes, de désaccord, etc. ont permis aux étudiants de vivre des rôles différents, ce qui se traduit par une grande variété de positions énonciatives. De cette forte implication, il résulte une impression de développement des compétences langagières de la part des étudiants, testée au travers de trois différents types de questionnaires (Chachkine 2011).
Mais si sur le plan de l'engagement et de la satisfaction, ce projet est un succès, qu'en est-il de la réflexion métalinguistique des étudiants ? Pour répondre à cette question, les échanges et les réponses ont été analysés pour trois énigmes résolues par les huit groupes en milieu de formation. On voit, grâce aux enregistrements de la plateforme Moodle, que les solutions ont été lues, et parfois relues à différents intervalles de temps, par la très grande majorité des étudiants. On observe parfois des solutions pertinentes qui s'appuient sur des concepts énonciatifs de base. C'est le cas d'un groupe en particulier, groupe qui remporte le plus de votes de la part des étudiants, ce qui est encourageant. Des traces de prise en charge énonciative plus riches au fil des énigmes sont perceptibles, d'autre part.
On note cependant également que la réflexion des étudiants réactualise parfois certains lieux communs. La proposition de solution du tuteur à la fin de chaque énigme a alors pour but que les groupes aillent au-delà de certains clichés grammaticaux et permet de remédier à une analyse incomplète ou partiellement erronée des groupes. Elle s'appuie largement sur les solutions pertinentes et fait explicitement référence aux analyses des étudiants.
Pour terminer, il faut souligner le rôle central du média forum dans ce processus de résolution d'énigmes : le caractère écrit et asynchrone de ce média potentiellement interactif ("interactif" doit être compris dans son acception courante d'action réciproque qu'exercent entre elles des personnes) favorise les échanges réfléchis et constructifs. Le forum peut constituer simultanément une base de données des réflexions des membres d'un groupe mais aussi, lorsque le groupe a réussi à se constituer en communauté, un lieu d'échanges chaleureux et motivant. Ce mode de communication présente le double avantage de permettre à la fois une attitude distanciée par rapport à la langue en raison de son mode écrit, de la communication en différé et d'une plus grande liberté de temps de réaction, et d'offrir un espace socialement vivant.
Le deuxième projet que nous proposons d'analyser porte, lui aussi, sur la résolution d'énigmes linguistiques, toutefois à partir de lignes de concordance. Il met l'accent sur la contextualisation des occurrences observées et sur leur réemploi lors d'une activité de production écrite ou orale, ainsi que sur le rôle du guidage lors de discussions métalinguistiques.
Dans le contexte d'enseignement-apprentissage d'une langue étrangère, l'exploration de corpus numériques2 à l'aide de lignes de concordance est fréquemment associée au concept de l'apprenant-chercheur (Johns 1991 ; Bernardini 2004).
Figure 1 – Requête dans le corpus monolingue Weissensee : auf ['sur'] combiné avec un verbe.
Selon Johns (1991 : 2), un tel travail aiderait les apprenants à trouver des réponses à leurs propres questions. Nos recherches (Schaeffer-Lacroix 2009) ont contribué à souligner le côté parfois problématique de cette attente. Les apprenants n'arrivent pas forcément ni à formuler "leurs" questions, ni à exploiter les informations fournies par le corpus dans un sens qui les aiderait à modifier leur représentations non pertinentes sur la langue. Des discussions métalinguistiques, adossées à une macro-tâche de production écrite, pourraient-elles contribuer à faire observer les lignes de concordance de façon plus ciblée et plus exploitable ? Cette question sous-tend le projet Weissensee dont quelques résultats seront présentés dans les lignes qui suivent.
Le projet Weissensee a visé à faire évoluer, en l'espace de 24 heures de cours d'allemand, les compétences linguistiques de trois étudiantes francophones en master 1 documentation3 dans le domaine de l'expression de la spatialité, à l'occasion d'une macro-tâche de production écrite. Cette tâche était basée sur un corpus écrit et précédée d'une pré-tâche métalinguistique. Les apprenantes devaient remplacer une scène de la série télévisée Weissensee par une scène alternative en s'aidant des corpus du projet. L'un des corpus est monolingue. Il contient le script complet de la série. Les deux autres forment ensemble un corpus bilingue. Ils correspondent à la version allemande et française du script du premier épisode de la série4. Les corpus peuvent être interrogés à l'aide du concordancier du système de gestion de corpus Sketch Engine (Kilgarriff/Rychly/Pomikalek 2003-2013). Au bout de quatre séances de cours, nous avons explicité que le choix de faire réfléchir sur des particules verbales et/ou des prépositions ayant un sens proche en s'aidant de lignes de concordance reposait sur un arrière-plan théorique bien défini.
Ce projet s'intéresse, entre autres, à la sémantique d'éléments pouvant fonctionner soit comme particule verbale, soit comme préposition. La démarche de modélisation de Krause dans le domaine des prépositions, adverbes et particules verbale est éclairante à ce sujet.
(…) der (…) Versuch, alles (spatiale, temporale und abstrakte Präpositionen, die morphologisch entsprechenden Adverbien und Verbalpartikeln) nach einem einheitlichen Modell unter einen Hut zu bringen. Die Grundannahme ist, dass auf semantischer Ebene Gemeinsamkeiten bestehen und dass, wo diese nicht bestehen, die Differenzen benannt werden müssen (Krause 2004).
[(…) l'essai (…) de réunir tout (prépositions spatiales, temporelles et abstraites, les adverbes qui y correspondent du point de vue morphologique et les particules verbales) sous un modèle unifié. L'hypothèse de base étant qu'il y a des points de convergence au plan sémantique et s'il n'y en a pas, qu'il convient de décrire les différences (Krause 2004)].
Les activités métalinguistiques sont inspirées de Gilbert (2005) qui classe les prépositions anglaises in, on et at dans trois catégories différentes : "identification", "différenciation" et "rupture".
Les étudiantes avaient à résoudre plusieurs énigmes linguistiques (cf. 3.2.5) s'appuyant sur les catégories citées ci-dessus. De plus, le groupe a cherché ensemble des solutions aux problèmes relevés par l'enseignante dans les versions intermédiaires des productions écrites des unes et des autres. La première des deux discussions métalinguistiques analysées ci-dessous est empreinte d'un guidage réactif, la deuxième d'un guidage aussi bien proactif que réactif.
L'extrait présenté en annexe retrace une discussion métalinguistique menée à l'aide de l'outil d'écriture collaborative en ligne TitanPad. Pendant cette discussion, les étudiantes ont été invitées à relever, dans le script de film monolingue, des passages "intrigants", contenant une particule et/ou une préposition spatiale, afin d'en discuter. Dans cet échange, l'enseignante essaie d'aider les étudiantes à comprendre un des exemples sélectionnés – entgegen dans jemandem entgegengehen [aller à la rencontre de quelqu'un] – en évoquant verbalement la situation d'énonciation : "Imaginez la scène : Martin et Lisa debout face à Marion...". Dans deux des exemples qui ont fait l'objet de la discussion, le lien sémantique entre une particule et sa base (une préposition ou un verbe) est présenté comme un processus de compositionnalité simple : ent + gegen, auf + stehen = aufstehen [se lever]. Une des questions allant dans ce sens reste sans réponse : "Mais 'auf' est quand même spatial. Qu'est-ce que cela rajoute comme sens à 'stehen' ? (+++++)." Les faits linguistiques observés ici ont, en effet, des caractéristiques plus complexes que cela. Une des étudiantes, Marjorie 5, relève cette complexité en disant que la particule "ent (…) change souvent de sens". Tout est, en effet, une affaire de contexte, et le contexte ne se restreint pas forcément au groupe verbal stricto sensu. Il est intéressant de voir que ce dialogue permet à l'enseignante autant qu'aux apprenantes d'avancer dans la réflexion sur la langue.
L'énigme présentée ci-dessous s'intéresse aux particules et prépositions rassemblées sous l'étiquette "rupture", étiquette non mentionnée dans la consigne. Après une phase d'observation libre des particules verbales los et weg, il s'agissait de compléter des lignes de concordance du script de Weissensee par ces deux particules ou par un élément présenté comme "xxx". Dans la solution ci-dessous, proposée par Solène, les exemples 14 à 16, 21, 22 et 25 contiennent des particules ou prépositions non conformes. Les solutions proposées pour les exemples 11 et 20 peuvent être acceptées dans certaines situations d'énonciation ; toutefois, l'auteur a fait un autre choix. Les exemples 16 et 22 auraient dû être complétés par la particule ab , donc l'élément "xxx" de l'énigme. La particule révisée en groupe apparaît sous forme de majuscules.
Consigne :
Sprachrätsel "Los", "weg" oder "xxx"? Argumentieren Sie und kreuzen Sie die kritischen Sätze an.
[Énigme linguistique "Los", "weg" ou "xxx" ? Trouvez des arguments et cochez les énoncés qui vous intriguent].
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Robert fährt weg > LOS . |
Robert démarre … |
12 |
Julia reicht Martin die Hand, sie schütteln sie, beide lassen sich nicht mehr los. |
Julia donne la main à Martin, ils se serrent la main, les deux ne se lâchent plus … |
13 |
Doch Julia macht sich los und läuft davon. |
Mais Julia se détache … et elle s'en va. |
14 |
Martin packt Falk beim Handgelenk und drückt dessen Hand los > WEG. |
Martin saisit le poignet de Falk et écarte la main de celui-ci. |
15 |
Julia streift eilig im Gehen ihren Kittel los > AB. |
En partant, Julia enlève à la hâte sa blouse. |
16 |
Martin schließt den Spind weg > AB. |
Martin ferme son casier. |
17 |
LISA Jetzt springe ich ..... > AB! |
Maintenant je saute ! |
18 |
FALK Roman, du musst auch los. |
FALK Roman, tu dois t'en aller, toi. |
19 |
Sie biegt los > AB, da ertönt das Martinshorn direkt hinter ihr. |
Au moment où elle tourne, la sirène retentit directement derrière elle. |
20 |
JULIA Ich muss weg > LOS, wir haben heute Inventur... |
JULIA Je dois partir, aujourd' hui, nous faisons l'inventaire… |
21 |
Martin springt von der Schaukel los > AB und geht auf Julia zu. |
Martin saute de la balançoire, et il se dirige vers Julia. |
22 |
Die Ampel springt auf Grün. Martin biegt los > AB und gibt Gas. |
Le feu passe au vert. Martin tourne et accélère. |
23 |
LEUTNANT BÖSNER Na los, aufmachen! [den Kofferraum] |
LEUTNANT BÖSNER Allez, ouvrez-le ! [le coffre de la voiture] |
24 |
Hans lässt Dunja los, er tritt ein paar Schritte zurück und sieht Dunja prüfend an. |
Hans lâche Dunja, il recule de quelques pas et scrute Dunja du regard. |
25 |
JULIA Mama... ich bin jetzt los > WEG. |
JULIA Maman … je suis partie. |
Figure 2 – Énigme linguistique "Los, weg ou xxx ?"
La discussion en présentiel qui a suivi ce travail préparé à la maison a permis de déterminer certaines des différences entre los, weg et ab, ce dernier étant l'élément "xxx" que les étudiantes devaient identifier grâce aux lignes de concordance. Cornélia a observé pour los un contexte empreint d'une certaine "brutalité", et sa formulation a été reprise en évoquant une énergie de type "fusée", initiant un déplacement à trajectoire vectorielle qui semble caractériser les situations spatiales basées sur des verbes dotés de la particule los. Marjorie a remarqué que le déplacement associé aux verbes contenant la particule weg a pour conséquence la disparition de l'élément qui se déplace et que c'est cette conséquence qui est mise en valeur dans la situation d'énonciation.
Pour identifier ab et pour ensuite mieux comprendre son sens, une discussion sur Skype a été organisée. Cornélia n'avait pas de microphone, mais elle entendait les autres membres du groupe, qui travaillaient principalement de façon vocale. Les indications entre crochets droits ([…]) sont des traductions faites pour les besoins de l'article.
(Skype audio)
E6 : Et "fährt ab, fährt ab" – ça ne vous dit rien ?
S ? : Si, pour un train (?).
E : Qu'est-ce qui… qu'est-ce qui…
M ? : Le départ.
E : Oui ! On est clairement dans quelque chose que… je ne veux pas vous filer le mot, mais… hein ++
S ? : Cornélia dit7 qu'il y a un changement dans la continuité. (…)
E : Oui, j'essaie de... d'intégrer ça, c'est encore autre chose. Attendez, je regarde vite fait. "Un changement dans la continuité." Je ne pense pas. Non. (…) Alors, dites-moi, pour le 148 par exemple, "er bremst ab" [il freine], alors ça, c'est un petit peu bizarre, non ? ++++ Je n'ai pas d'explication. (…)
M : Ça a peut-être à voir avec la rupture justement, il était en train de rouler, et hop, il s'arrête.
E : Voilà. (…) Là… là, l'idée de continuité de Cornélia me conv… me convainc un peu plus, ou en fait, c'est presque le contraire, n'est-ce pas ? On arrête une activité. C'est la rupture. On ne fait plus ce qu'on faisait avant. Alors, Cornélia nous dit : "La 14 me fait penser à ce que je disais vis-à-vis de 'la continuité dans l'action'". Donc, la 14, c'était + bremst ab, oui, oui, oui, je comprends ce qu'elle voulait dire, Cornélia, c'est vrai qu'il y a de ça, il y a de ça, hein, qu'on n'est pas dans la situation "nouveau départ", mais + on a déjà fait quelque chose avant, hein, mais on ne le fait plus.
Cette discussion illustre comment l'observation de Cornélia – il y aurait un "changement dans la continuité dans l'action" – qui nous a, de prime abord, paru saugrenue, a contribué à circonscrire certaines des facettes de sens de ab. Cornélia a utilisé le terme de "continuité" pour se référer à l'action à laquelle certains des verbes commençant par la particule ab mettent fin : ab/springen (sauter d'une balançoire), ab/biegen (tourner dans une autre rue en roulant en voiture), ab/brechen (arrêter de parler), etc. L'observation de Cornélia fait d'ailleurs écho à celle d'un des mini-groupes constitués pour le projet Filmlokal (projet précédent, ayant des caractéristiques similaires, proposé à deux classes de lycée) où il est, entre autres, question de "stoppage" et d'"annuler".
Figure 3 – Observations concernant ab (projet Filmlokal).
En effet, contrairement à los ou weg, ce qui peut motiver l'utilisation de ab est l'intention de l'énonciateur d'exprimer que quelqu'un met fin à une action en cours (se balancer, rouler tout droit, parler, etc.). Ab semble avoir le statut de "borne" renseignant sur un changement (une rupture), soit concernant une action qui arrête de se passer, soit concernant une action qui va se passer mettant ainsi fin à une situation "établie".
arrêter de parler |
ab/brechen |
|
arrêter de rouler tout droit |
ab/biegen |
|
ab/fahren |
partir (en respectant un horaire) |
|
ab/hauen |
se casser, se tirer |
Tableau 1 – Verbes dotés de la particule ab
Par contre, cette ouverture des deux côtés de la borne ne semble s'appliquer qu'à la particule verbale. La préposition ab permet d'exprimer uniquement l'ouverture à droite, comme l'illustre cette ligne de concordance du corpus deTenTen, publié sur Sketch Engine (Kilgarriff/Rychlyk/Pomikalek 2011) :
Ab dem Flughafen München gab es die Möglichkeiten mit Air France oder der arabischen Fluglinie Emirates zu fliegen.
[À partir de l'aéroport Munich, il était possible de prendre un vol Air France ou un vol de la compagnie Emirates].
Il n'est peut-être pas inutile de remarquer que l'ouverture vers la gauche est prise en charge par un autre élément, la préposition bis [jusqu'à].
L'analyse de ces deux discussions donne du poids à notre idée de départ : les réflexions des apprenants peuvent contribuer à créer des savoirs sur la langue qui sont pertinents pour eux. Cela semble possible quand les questions de travail ne se résument pas à une vérification de savoirs établis et quand la façon de distribuer la parole incite les apprenants à trouver ensemble des solutions, de concert avec un enseignant – bref, quand le scénario favorise un comportement d'apprenant-chercheur. Les recherches en didactique, pourraient-elles apporter une pierre à l'édifice des recherches en linguistique ? C'est ce que nous avons essayé d'illustrer.
Nous avons exposé une position de départ appuyée sur un certain nombre d'expériences réussies et qui nous semble porteuse des ambitions que doivent avoir un enseignement et une didactique des langues aujourd'hui. Nous avons formulé quelques questionnements fondamentaux qui en découlent et suggéré que les technologies pouvaient avoir un rôle important pour faire de l'apprenant un sujet réfléchissant, un acteur s'armant d'outils d'analyse porteurs de maturation intellectuelle, tout en permettant un apprentissage de la langue, apprentissage impliquant le plaisir de réfléchir et donnant l'occasion d'éprouver une réelle "jouissance métalinguistique" (Culioli 1990 : 41). Les remarques et propositions ci-dessus sont flexibles et compatibles avec la plupart des arrière-plans méthodologiques mis en avant aujourd'hui pour l'enseignement-apprentissage des langues, comme l'approche par tâches et l'approche actionnelle. Nous espérons susciter de futures explorations et des discussions et confrontations stimulantes.
Audin, Line (2005) : "Réflexion sur la langue et activité dans la langue : plaidoyer pour un 'PACS' didactique dès les débuts de l'apprentissage". Delasalle, Dominique (éd.) (2005) : L'apprentissage des langues à l'école – Diversité des pratiques. Paris, L'Harmattan : 80–92.
Bailly, Danielle (1997, 1998) : Didactique de l'anglais. Paris : Nathan.
Benveniste, Émile (1966, 1974) : Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard.
Beacco, Jean-Claude/Byram, Michael (2007) : De la diversité linguistique à l'éducation plurilingue : guide pour l'élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe. Strasbourg : Conseil de l'Europe.
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Candelier, Michel (2003) : L'éveil aux langues à l'école primaire. Evlang – Bilan d'une innovation européenne. Bruxelles : De Boeck.
Carlo, Catherine et al. (2009) : L'acquisition de la grammaire du français, langue étrangère. Paris : Didier.
Chachkine, Elsa (2011) : Quels scénarios pédagogiques pour un dispositif d'apprentissage à distance socioconstructiviste et de conception énonciativiste en FLE ? Thèse de doctorat, université de Provence.
Charlirelle (1975–1986) : Behind the Words. Manuels de l'élève, livres du maître. Paris : OCDL.
Charlirelle (1975) : Behind the Words. Livre du maître 6e. 1. Réflexions et recherches pédagogiques, introduction aux fiches conceptuelles et comptes rendus de classes. Paris : OCDL.
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Véronique, Daniel (2009) : L'acquisition de la grammaire du français, langue étrangère. Didier : Paris.
Véronique, Daniel (2009) : L'acquisition de la grammaire du français, langue étrangère. Didier : Paris.
1 Cf. des titres d'articles comme "From metalinguistic instruction to metalinguistic knowledge, and from metalinguistic knowledge to performance in error correction and oral production tasks" (Serrano 2011). retour
2 Un corpus est défini ici comme collection de textes rassemblés en fonction de critères définis (par exemple, appartenance à un même genre textuel) en vue d'une application spécifique (étude linguistique, enseignement-apprentissage d'une langue étrangère, etc.). retour
3 Le nombre restreint (trois étudiantes) des participants peut paraître faible. Nous considérons toutefois ce projet comme une étape essentielle entre deux projets de recherche ayant des préoccupations équivalentes. Le projet Weissensee nous a donné l'occasion d'observer de très près les échanges entre acteurs concernés et d'affiner notamment le concept de guidage. retour
4 La traduction vers le français a été faite par nos soins. retour
5 Les prénoms des étudiantes ont été modifiés afin de garantir l'anonymat. retour
7 Par clavardage Skype. retour
8 Ligne 14 de l'énigme : "Martin bremst an der Einmündung der Einbahn-Straße ab und wendet." ['Martin freine à l'entrée du sens unique et fait demi-tour.'] retour
E = enseignante, Solène = S, Cornélia = C, Marjorie = M, + = pause
E : Hallo Solène, Cornélia und Marjorie! Na, welche "merkwürdigen" Passagen haben Sie im Skript entdeckt? [Bonjour Solène, Cornélia et Marjorie. Alors, quels passages vous ont intriguées dans le script ?](…)
C : Martin geht Marion mit Lisa an der Hand entgegen. [Martin s'approche de Marion, tenant Lisa par la main] = je suis interessée pour comprendre le "entgegen"
E : Quelqu'un a une piste là ? (+++++) Comprenez-vous "gegen" ?
M : C'est "contre". Et "ent", c'est un privatif, non?
E : Oui, cela peut vouloir dire ça, mais ici, difficile de reconstruire un sens privatif. Imaginez la scène : Martin et Lisa debout face à Marion...
S : Ca pourrait vouloir dire aller à la rencontre de ?
E : Super, Marjorie ! Et bizarre, on a "contre" dedans aussi.
S : Non, en jaune, c'est Solène !
E : Super Solène alors ! (…)
M : Martin steht auf. [Martin se lève.] Tout à l'heure, auf marquait le lieu. Ici... Ah non, c'est une particule. J'ai du mal à différencier, des fois.
E : Oui, certaines particules et les prépositions mènent une double vie... Mais "auf" est quand même spatial. Qu'est-ce que cela rajoute comme sens à "stehen" ? (+++++)
M : Ce préfixe "ent" est souvent difficile pour moi à traduire car il change souvent de sens, et parfois veut dire deux choses contraires.
E : On peut examiner ça dans Sketch Engine, mais je propose que l'on arrête cette activité pour aujourd'hui et qu'on se garde la question de Marjorie sous le coude pour mercredi, non ?
M : oui
E : D'accord.
C : ok