Compte rendu de Vers une extension du domaine de la phraséologie. Numéro thématique de Langages coordonné par Dominique Legallois et Agnès Tutin. 2013/1, 189

Caroline Pernot (Metz)


 

Ce numéro thématique de Langages a pour objet de faire un état de l’art de la phraséologie et de présenter les développements récents dans ce domaine. Le numéro comporte, outre un article introducteur rédigé par les éditeurs, six autres articles allant d’une approche théorique globalisante à des études de cas. Traditionnellement, la phraséologie relevait d’une approche syntaxico-sémantique et combinatoire du lexique. Les critères d’identification des unités phraséologiques étaient les restrictions syntaxiques, accompagnés sur le plan sémantique de la non-compositionnalité et la non-actualisation des référents, le tout appliqué à des séquences polylexicales et figées. L’élargissement du champ de la phraséologie, dont le présent ouvrage se fait l’écho, est intervenu lorsque la notion de figement, trop souvent corollaire des critères cités, a été redéfinie et que les niveaux auquel il s’applique et sa portée ont été appréhendés de manière plus globale et systémique. Le critère du figement, pour être pleinement opérationnel et pour que ne soit plus confondu ce qui a trait véritablement au figement et ce qui a trait à ses conséquences sur les différentes propriétés des éléments qu’il a pour objet, a évolué vers celui de préformation. Sous l’influence notamment des recherches en acquisition du langage et en didactisation des langues étrangères, les unités présentant une restriction quant à la libre composition sont apparues plus diversifiées dans leurs contours mais aussi dans leur nature et, par conséquent, ne répondaient plus nécessairement à l’ensemble des critères énoncés précédemment. En outre, actant du fait que le figement n’est pas exclusivement une propriété de constructions syntaxico-sémantiques observables dans le lexique, la préformation a été nouvellement envisagée comme un principe opérationnel du langage humain et désigne ainsi l’établissement d’unités comme étant codées lexicalement, syntaxiquement, discursivement et textuellement, le cas échéant également sur les plans prosodiques et paraverbaux, mémorisées et disponibles en bloc et qui s’opposent à ce qui est librement construit et interprété. Comme l’annoncent les éditeurs de ce numéro thématique de Langages, les nouvelles recherches se placent sous la bannière du " principe phraséologique du langage " (p. 3) et intègrent des objets tels que les collocations, les séquences discursives discontinues, les schémas syntaxiques ou textuels. La psycholinguistique, la linguistique du discours et la linguistique de corpus (avec elle l’augmentation des volumes et nature corpus disponibles) sont en outre des domaines qui ont contribué à l’extension du champ phraséologique. Nous ferons une remarque terminologique avant d’entrer dans la présentation détaillée des différentes contributions. On rencontre dans le présent numéro aussi bien les termes de " figement " que de " préformation ". Ce dernier terme n’est pas bi-aspectuel comme celui de " figement ", lequel désigne soit le processus soit son résultat. En outre, le terme de " figement " est plus en adéquation avec une perspective visant à rendre compte de l’opposition entre la parole et ses constituants non individuels, ressortissant au discours et au collectif. Plus de précisions quant à l’assise théorique de cette terminologie sont apportées dans l’article de Günter Schmale. Néanmoins, si le terme de figement est associé à la phraséologie " historique ", il se rencontre également dans les recherches renouvelant, à des degrés divers, l’approche phraséologique (cf. Jean-Claude Anscombre et Salah Mejri (éd.),Le figement linguistique : la parole entravée, Paris, Champion, 2011 ou Michelle Lecolle et Sarah Leroy (éd.), Changements linguistiques : figements, lexicalisation, grammaticalisation. Cahiers de praxématique, 2006/46, et bien entendu certaines contributions du présent numéro).

L’article liminaire de Dominique Legallois et Agnès Tutin, " Présentation : vers une extension du domaine de la phraséologie " dresse tout d’abord un historique de la phraséologie en France et du champ phraséologique européen. Cette présentation approfondie et étayée expose les acceptions étendues de la phraséologie comme celle plus étroites. Il est notamment question des collocations, à l’analyse desquelles la phraséologie anglo-saxonne et les grammaires contextualistes ont beaucoup contribué. Au-delà du domaine lexical, ces dernières ont également développé des schémas de préformation au niveau syntaxique (avec les colligations ou les constructions à verbes support), voire des schémas intégrant lexique, syntaxe, discours et texte. Afin de montrer que la préformation est un mécanisme à l’œuvre dans d’autres domaines que lexicaux, les auteurs sélectionnent quatre domaines de la linguistique, dont les trois premiers sont la linguistique textuelle (notion de " segments répétés "), la linguistique de corpus et la linguistique cognitive (avec une attention particulière portée à la syntaxe et la théorie des patterns de Hunston et Francis ainsi qu’à l’apport de la Grammaire de construction) et enfin la psycholinguistique (modèle d’A. Wray). Concernant le premier domaine, celui de la linguistique textuelle, précisons qu’il faut l’entendre dans le sens que lui donne la tradition allemande ou anglo-saxonne, là où la tradition française, avec notamment J.-M. Adam, parlerait de linguistique du discours. L’innovation réside ici dans la recherche de régularités discursives fréquentes et caractéristiques de certains genres de textes qui, du fait de leur non-linéarité, ne sont certes pas des syntagmes phraséologiques, mais des patrons (patterns) reposant sur ce qu’il est légitime d’appeler un " socle phraséologique " (p. 11). Une quatrième sous-partie est consacrée au domaine lexical et propose, en empruntant à J. Sinclair la notion de " extended unit of meaning ", l’analyse d’unités intégrant des paramètres sémantiques, syntaxiques et pragmatiques.

Si les six contributions suivantes choisissent différentes approches, elles représentent toutes un élargissement du champ phraséologique. Günter Schmale propose une réflexion théorique sur les mécanismes généraux de la préformation. Les autres contributions se situent dans le champ de la lexicologie (Agnès Tutin), de la linguistique du texte (Dominique Longrée et Sylvie Mellet), de la grammaire et de la syntaxe (Martine Dalmas et Laurent Gautier, Dominique Legallois) et de la psychologique (Amanda Edmonds).

L’article de Günter Schmale, consacré aux aspects théoriques, propose une analyse approfondie de la notion même de "  préformation langagière ". Cette réflexion vise, au-delà de la délimitation du concept de préformation, l’élargissement de ce dernier à la lumière des nouvelles recherches en phraséologie. Après un panorama utile des fondements de la phraséologie européenne, dans lequel les différents courants ou tendances sont mis en regard, l’auteur livre une réflexion sur les recherches ayant mené à un élargissement de la phraséologie (entre autre les travaux de C. Fillmore, P. Kay et M. O’Connor (1988) dans le cadre de leur " construction grammar " ; cf. l’article de Martine Dalmas et Laurent Gautier qui se situe dans ce cadre théorique) et à une appréhension élargie de la préformation langagière. Intervenant à plusieurs niveaux non exclusifs (lexique, grammaire, discours/texte, ou encore prosodie et paraverbal), la préformation se rencontre dans ce que Günter Schmale propose d’appeler des " unités de construction préformée " (UCP), identifiables au travers de différents critères dont la graduabilité est un trait commun. L’intérêt de cet article, outre qu’il fournit un cadre aux différentes réflexions sur l’élargissement de la phraséologie, est la recherche d’exhaustivité. Avançant que le rôle de la préformation dans les langues naturelles est plus important que celui estimé jusqu’à présent, l’auteur propose sept caractéristiques définitoires de la préformation langagière au sens large. Le premier critère est celui de l’extension. Englobant les différents objets préformés sans préjuger de leur étendue, la notion d’UCP permet d’accueillir aussi bien les formules de routine monolexicales que les schémas discursifs construisant un texte. Le critère de la polylexicalité n’est plus central dans cette acception ; en lieu et place, l’auteur propose le concept de polyfonctionnalité, à même de rendre compte de la dimension pragmatique des UCP et qui, outre les aspects verbaux, permet de traiter les aspects contextuels, séquentiels, diastratiques, textuels, etc. Ce concept a l’avantage d’intégrer des unités diverses, puisque deux lexèmes, ou un lexème et une activité non verbale, ou bien encore un lexème et un élément situationnel déterminé peuvent constituer une UCP. Le deuxième critère est celui de la stabilité. Observant que la notion de figement à l’inconvénient d’exclure beaucoup d’expressions formées régulièrement, l’auteur rappelle de plus que les études empiriques sur corpus attestent d’une plus grande variabilité des expressions dites figées que supposée et que le figement est déduit à tort de certaines contraintes combinatoires pour être finalement confondu avec lesdites contraintes. Le troisième critère est celui de l’idiomaticité qui, comme les autres critères, se révèle être graduel. L’auteur précise à juste titre que la compositionnalité sémantique doit faire l’objet d’une distinction entre situation de décodage et situation d’encodage. Le quatrième critère est pragmatique et vise à spécifier la situation de communication. Par rapport à des modèles traditionnels, l’innovation du cinquième critère, celui de la saturation lexicale des constructions, consiste à recouvrir aussi bien des formes lexicalement " fermées " que des patrons syntaxiques. Comme le note Günter Schmale, l’approfondissement de cet axe nécessite encore de vastes recherches sur corpus. Pour le sixième critère (degré de dissémination - aspects sociolectaux, dialectaux et idiolectaux - et de durabilité) et le septième critère (aspect paraverbal), des recherches sur corpus écrits, mais surtout oraux et vidéos devront là aussi, comme le rappelle l’auteur, être effectuées afin de renseigner correctement ces catégories.

L’analyse d’Agnès Tutin porte sur les collocations lexicales, car s’il est vrai que les collocations présentent un sens compositionnel et pour la plupart une absence de figement syntaxique, il est néanmoins légitime de les compter au rang des unités phraséologiques au motif de la spécialisation contextuelle du sens, de leur fréquence, de leur restriction combinatoire et, au global, de leur caractère préfabriqué dans le lexique. L’objectif de l’auteure est de démontrer que le schéma sémantique et syntaxique basé sur la relation prédicat argument est un schéma fondamental des collocations, favorisant la lexicalisation de celles-ci. Comme tous les articles de ce volume, l’article repose sur une confrontation avec les recherches récentes en phraséologie. Il est consacré au français et fait mention des travaux consacrés à l’anglais ; signalons ici que le volumineux dictionnaire des collocations de l’allemand (Uwe Quasthoff, Wörterbuch der Kollokationen im Deutschen, De Gruyter, 2010) présente une surreprésentation du substantif comme base collocationnelle qui corrobore les observations de l’auteure. Quant au corpus convoqué, il nous faut remarquer qu’il est constitué de textes dans lesquels les normes discursives sont volontairement transgressées pour lesquels un traitement particulier aurait permis d’affiner l’analyse.

La contribution de Dominique Longrée et de Sylvie Mellet (" Le motif : une unité phraséologique englobante ? Etendre le champ de la phraséologie de la langue au discours ") présente une extension de la phraséologie au champ de la linguistique textuelle. Les critères de fréquence, de récurrence et de mémorisation, adjoints à ceux du figement, permettent de délimiter des unités fonctionnant comme des " marqueurs discursifs " (p. 66) et servant à organiser le texte. La réflexion est étayée par l’analyse d’un corpus de textes latins desquels sont extraits les motifs, définis comme des " association(s) récurrente(s) de plusieurs éléments du texte " (p. 66) et répondant au critère de " polyfactorialité " défini par Günter Schmale dans son article précité. Comme le montre cette contribution, la phraséologie au niveau textuel fournit des outils pertinents d’analyse discursive, tant pour la production (didactique des langues étrangères) que pour la réception (identification automatique de genres de discours dans des corpus numériques).

Les deux articles suivants ont un point de départ syntaxique. Martine Dalmas et Laurent Gautier étudient les constructions causatives avec mouvement en allemand, déjà abondamment analysées en anglais et dénommées " caused-motion constructions ", du type " Sie hat ihren Freund aus dem Bett geklingelt / Elle a sorti son ami du lit en sonnant à la porte ". Ce type de construction, courant en allemand, est appréhendé ici dans le cadre de l’approche développée par la grammaire de construction. L’intérêt de cette contribution est qu’il ne s’agit pas de viser un inventaire de ces phrasèmes établis dans le discours, mais d’analyser la préformation en-deçà de la parole et la " mise en œuvre du schéma abstrait […] stocké comme un tout chez le locuteur " (p. 83). Ce type de construction est, comme les auteurs le soulignent, un schéma syntaxico-sémantique préformé qui ne s’accompagne pas d’un figement lexical et qui se révèle être une préformation productive, rapprochant les réalisations discursives innovantes et quelquefois inattendues de celle-ci (avec des verbes intransitifs ou ne signifiant ni déplacement ni mouvement) du fait phraséologique.

L’article de Dominique Legallois, consacré aux greffes phraséologiques, repose sur une acception très étendue de la phraséologie. L’auteur étudie en effet des schémas valenciels qui se télescopent, avec pour exemple [N s’annoncer Adj] et [N être parti pour Inf] qui fusionnent pour donner des réalisations telles que " la manifestation s’annonce pour être exceptionnelle ". Selon l’auteur, les deux schémas valenciels concernés, dont l’un est comme greffé sur l’autre, sont des " cas d’unités phraséologiques ou de séquences formulaires, plus schématiques et ouvertes que les cas typiques " (p. 104). Si l’auteur concède se situer aux confins de la phraséologie, il est néanmoins probable que plus d’un lecteur s’interrogera sur l’intégration de la valence verbale au rang des faits phraséologiques. On peut en effet opposer à cela le fait que la valence verbale relève de la langue, en d’autres termes, que la valence verbale n’est pas un schéma préformé qui serait sélectionné au détriment d’une construction libre, mais la seule réalisation possible prévue pour l’emploi du verbe. Néanmoins, plusieurs autres analyses de cas ont pour objet des phrasèmes ou des formules de routine, et il nous faut souligner que l’intérêt supplémentaire de l’article consiste en une distanciation de la grammaire des fautes au profit d’une réflexion sur le système tripartite système, norme et parole de Coseriu.

L’article d’Amanda Edmonds propose une analyse psychométrique du traitement mémoriel des expressions conventionnelles. Les études psychométriques appliquées aux faits phraséologiques ont jusqu’à maintenant porté de manière privilégiée sur des phrasèmes non compositionnels sémantiquement. Afin de vérifier si la rapidité de traitement observable dans le traitement de ce type de phrasèmes est également présente dans le traitement de phrasèmes au sens compositionnels, le test réalisé avec une quasi-centaine de participants porte sur des formules de routine. Plus précisément, il s’agissait d’établir s’il y a un avantage psycholinguistique dans la production de formules de routine, aussi bien chez des natifs que des non-natifs du français. Deux hypothèses sont ensuite avancées pour expliquer l’avantage psycholinguistique corrélé aux formules de routine dont l’expérience atteste, l’une lexicaliste, l’autre reliée à la compétence pragmatique. L’auteure mentionne en outre l’importance de l’apport de la didactique des langues étrangères à la phraséologie, considération d’ailleurs récurrente dans ce numéro de Langages. Ainsi, s’il est rappelé que la linguistique de corpus et la psycholinguistique ont contribué à l’évolution de la phraséologie, il est également souligné que la didactique des langues étrangères a montré que l’encodage et le décodage s’appuie sur des schémas préformés qui dépassent les seuls phrasèmes stricto sensu et concernent également le niveau du texte, des séquences discontinues syntaxico-sémantiques ou des collocations ; pour ces dernières, il est souligné à juste titre dans l’article d’Agnès Tutin (p. 47) que la difficulté d’encodage pour un locuteur non-natif est souvent sous-estimée.

L’ensemble du numéro thématique de Langages se distingue par son approfondissement des nouvelles recherches en phraséologie, et le fait que certaines soient bien évidemment présentées sous une forme synthétique n’empêche pas la bonne compréhension des enjeux et des innovations en phraséologie. L’article introducteur présente avec clarté les cadres théoriques historiques et leur évolution. Le premier article, de Günter Schmale, invite à reformuler les concepts et les objets de la phraséologie. La lecture des différents articles permet d’aboutir à un panorama de la recherche puisant dans les courants français et allemands (ceux de la " phraséologie continentale ") ainsi qu’anglophones, largement représentés.

Références

Anscombre, Jean-Claude/Mejri, Salah (éd.) (2011) : Le figement linguistique : la parole entravée. Paris : Champion.

Lecolle, Michelle/Leroy, Sarah (éd.) (2006) : Changements linguistiques : figements, lexicalisation, grammaticalisation. Cahiers de praxématique 2006/46.

Fillmore, Charles J./Kay, Paul./O’Connor, Mary Catherine (1988) : " Regularity and idiomaticity in grammatical constructions: the case of let alone. " Language 64/3: 501–538.

Quasthoff, Uwe (2010): Wörterbuch der Kollokationen im Deutschen. Berlin : De Gruyter.