The artistic itinerary of Nejad Melih Devrim (1923–1995), a Turkish artist who settled in Paris in 1946, raises questions about his relative oblivion in France despite a promising career. An actor in the “new trends” of post-war Parisian art, he often embodied a synthesis between Turkish artistic traditions and the modernity of the École de Paris, an orientalist reading of his work that reduces it to a simple fusion of Western and Byzantine influences. However, his career, marked by his cosmopolitan location and his choice of exhibitions abroad, bears witness to a more personal and independent style. Despite gaining recognition in Paris and taking part in numerous salons, his departure for Poland in 1968 marked the beginning of his oblivion in France. Although his work is being rediscovered, notably at the Centre Pompidou, it remains relevant to reevaluate Nejad Melih Devrim's place in a globalized art history, taking into account his cosmopolitan context.
Nejad Melih Devrim, New School of Paris, Abstract art, Artistic circulations, Recognition and oblivion
This article was received on 29 August 2024, double-blind peer-reviewed, and published on 14 May 2025 as part of Manazir Journal vol. 6 (2024): “Les artistes du Maghreb et du Moyen-Orient, l’art abstrait et Paris” edited by Claudia Polledri and Perin Emel Yavuz.
Contemporain de l’avènement républicain de la Turquie en 1923 et des mutations profondes tant sociales, politiques qu’artistiques que connut son pays natal tout au long du XXe siècle, Nejad Melih Devrim fut également un acteur et un témoin des « nouvelles tendances1 » qui éclosent au sortir de la Seconde Guerre mondiale à Paris, ville où il s’installe dès 1946. Nejad fait partie de ces artistes turcs qui incarnent cette volonté de prendre une part active à l’élaboration du nouvel alphabet plastique dont Paris se fait alors la garante. Malgré la guerre et l’Occupation, la ville a conservé son titre de capitale des arts et continue d’attirer des artistes du monde entier, venus se confronter aux aînés tels les maîtres Picasso, Chagall, Léger ou encore Braque. Au sein de ce que la critique appela la Seconde ou Nouvelle École de Paris2, pour évoquer un héritage qui serait le fait d’une école aux caractéristiques singulièrement parisiennes, il convient de rappeler que, cette fois, les acteurs viennent pour la plupart de pays extra-européens, du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Extrême-Orient, succédant aux instigateurs de cette première École de Paris3 issus majoritairement de l’Empire russe et de l’Europe de l’Est ravagée alors par les pogroms. Le critique Julien Alvard note que « le cosmopolitisme du monde des arts est relativement à l’aise à Paris. Un grand marché d’idées est nécessaire » afin que se renouvelle et perdure la création vivante qui, à la fin de la guerre est en pleine remise en question sur le fait moderne4.
Si l’on se replonge dans la fortune critique de l’époque, les témoignages de ses contemporains et ses participations aux expositions dans les galeries et les salons, Nejad apparaît comme l’une des personnalités turques les plus significatives de la scène artistique d’après-guerre à Paris en pleine transformation. Remarqué par la critique dès ses premières expositions parisiennes, Nejad incarne pour certains critiques la réussite de la synthèse attendue entre un art turc hérité des arts byzantin et ottoman et un art de tradition française en butte avec l’académisme. La scène artistique cosmopolite de l’après-guerre semble sommée de se soumettre aux différentes injonctions adressées aux artistes selon les typologies de leur pays d’origine. Ainsi, l’on retrouve dans l’appareil critique de l’époque des références récurrentes aux origines turques de Nejad et à la manière dont sa peinture est perçue comme faisant partie de la grande tradition française. Mais son parcours démontre son indépendance et la singularité plastique dont il sut faire preuve tout au long de sa vie. La particularité de cette Seconde École de Paris est son cosmopolitisme encore plus fécond que précédemment. Le mélange fertile de toutes ces nationalités réunies à Paris dans l’après-guerre a permis de faire advenir « un résultat de multiples confrontations, d’accumulations, d’expériences, le creuset de l’art vivant pendant un demi-siècle presque sans interruption5 ». Le monde parisien de la critique et des marchands découvre ces artistes et s’empresse, dans un premier temps, de les réduire à leurs origines, aux caractéristiques supposées de leur nationalité avant que ceux-ci n’acquièrent une reconnaissance, plus ou moins importante, gagnée de haute lutte. Nejad n’y échappe pas mais nous verrons que son parcours atypique, d’une insertion rapide dans le monde de l’art parisien à une marginalisation qui l’est tout autant, peut expliquer son relatif oubli de nos jours. D’Istanbul à Paris puis lors de ses « voyages-découvertes » au Danemark, en Pologne et au Moyen-Orient, Nejad est un artiste qui enrichit son œuvre de tout ce qu’il découvre, des paysages et des émotions qu’il ressent face au motif. Artiste de l’École de Paris reconnu en son temps, il quitte la capitale française en 1968 pour la Pologne, son port d’attache jusqu’à son décès en 1995.
Aujourd’hui, les études et recherches engagées sur sa vie et son œuvre initient une nouvelle lecture de son apport d’artiste turc venu d’un « espace périphérique6 » vers un « centre7 »qui se voulait alors celui de référence, maître-étalon de l’art international. En l’espace d’une vingtaine d’années, de son arrivée à Paris en 1946 à son départ pour la Pologne en 1968, Nejad a connu successivement la gloire puis l’oubli. Son affranchissement des canons d’une synthèse Orient/Occident de ses débuts a-t-il obéré son apport certain à l’École de Paris ? Comment expliquer que cet artiste prometteur, loué par la critique et sollicité pour prendre part à de nombreux salons et expositions a-t-il pu retomber si vite dans l’oubli ? Son installation précoce et définitive en Pologne ne suffit pas à répondre à cette question ; d’autres artistes de sa génération, disparus jeunes, ont été reconnus de leur vivant et le sont toujours aujourd’hui8. Dès ses débuts, Nejad fait le choix de ne pas se limiter à la scène parisienne et ses voyages réguliers dans le monde entier le distinguent de ses confrères et consœurs artistes qui ne quittent pas ou peu Paris. C’est ainsi qu’il expose régulièrement à l’étranger9, dans des expositions personnelles ou collectives dans des galeries ou des musées. Ce refus de l’exclusivité parisienne lui a-t-il été reproché ?

Dès la fin du XIXe siècle, une première génération d’artistes turcs vient en France pour se former à la peinture et à la sculpture dans les académies parisiennes et dans des ateliers d’artistes, notamment auprès de Fernand Cormon10 ou de Jean-Paul Laurens11 à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et à l’Académie Julian12. Ces premiers artistes, boursiers, s’installent à Paris le temps de quelques mois, voire d’une ou deux années, avant de rentrer dans leur pays. La génération suivante, née entre 1900 et 1925, choisit au contraire de s’y implanter durablement et se forme dans les académies Julian, Colarossi13 ou encore la Grande Chaumière14. Celles-ci ont la particularité d’être « libres », c’est-à-dire ouvertes à tout artiste le souhaitant même sans être diplômé d’une école des beaux-arts ou d’une académie. Certains de ces artistes turcs sont envoyés par le gouvernement pour se former à la modernité, synonyme de l’art européen, d’autres viennent par leurs propres moyens à l’instar de Nejad. Jusqu’à la proclamation de la République, il n’existe pas en Turquie de production artistique indépendante. Les arts (peinture et dessin) s’apprennent dans les académies militaires afin de former les étudiants au tracé des cartes militaires et aux relevés topographiques. Ce n’est qu’en 1883 que le peintre Osman Hamdi Bey15 fonde l’École Impériale des Beaux-Arts à Istanbul (Sanayi-i Nefise Mektebi). Auparavant, en 1874, Pierre-Désiré Guillemet16 avait ouvert dans le quartier de Pera à Istanbul une académie de peinture et de dessin, la première de l’Empire ottoman, préfigurant, en 1877, l’ouverture de la première École des Beaux-Arts (Mekteb-i Sanayi-i Nefise-i Şahane) dont il prend la direction17. Quant aux artistes femmes, la fondation en 1914 de l’École des Beaux-Arts des filles18 (İnas Sanâyi-i Nefîse Mektebi) vient compléter l’offre de l’enseignement des beaux-arts.

Avec les réformes universitaires mises en place à partir de 1928, l’Académie des Beaux-arts19 d’Istanbul figure parmi les institutions à bénéficier d’une refondation de son enseignement. Son directeur à partir de 1936, Burhan Toprak, entreprend de faire venir des professeurs européens pour en diriger les principaux départements : celui de peinture au Français Léopold-Lévy20 qui y enseigne jusqu’en 1949 et celui de sculpture à l’Allemand Rudolf Belling21. Tous deux forment cette première génération d’artistes turcs qui s’affranchit d’un art au service de la nation pour un art à la portée universelle.
Nejad rejoint l’Académie des Beaux-arts d’Istanbul et la classe de Léopold-Lévy en 1941. Il y fait la connaissance d’Avni Arbaş22, Selim Turan23 et Tiraje Dikmen24 qu’il retrouvera à Paris après la guerre25. Sous l’impulsion de Léopold-Lévy, un atelier de gravure est également ouvert et placé sous la responsabilité de Sabri Berkel, assistant du maître, dans lequel Nejad apprend la technique de l’estampe. Lors de l’ouverture de son atelier, Léopold-Lévy se donne pour tâche d’aider les talents cachés à éclore grâce à un apprentissage académique rigoureux allié à la liberté du traitement du motif. Si Nejad avait commencé le dessin en 1934 lors de son entrée au lycée de Galatasaray, c’est avec Léopold-Lévy qu’il apprend les bases fondamentales du dessin et de la peinture, le modèle vivant, la construction d’une composition. Par son cadre familial, il baigne également dans une émulation artistique et intellectuelle. Sa mère, l’artiste Fahrelnissa Zeid26, est notamment proche du critique d’art Fikret Adil qui l’encourage à se rapprocher des cercles d’avant-garde et elle sera ainsi l’unique femme à rejoindre le premier groupe d’avant-garde en Turquie, le Groupe D (D Grubu)27, dont la fondation en 1933 se veut l’équivalent artistique du kémalisme28. Le groupe se réunit autour de la volonté « d’ouvrir sans tarder la Turquie aux courants les plus récents de l’art européen contemporain, de hisser l’art turc au niveau de celui-ci29. » Ils choisissent de prendre pour nom la quatrième lettre de l’alphabet (dördüncü, quatrième en turc) indiquant leur quatrième position après la Société des Peintres Ottomans (Osmanlı Ressamlar Cemiyeti) en 1908, la Génération 1914, et la Société des Peintres Turcs (Türk Ressamlar Cemiyeti). Dans les années 1910 et jusqu’au déclenchement de la Grande Guerre, de nombreux artistes turcs30, boursiers, vinrent à Paris pour y suivre l’enseignement dispensé dans les académies libres. Ceux-ci, à leur retour, forment la Génération 191431. Au cours des années 1920, la plupart des artistes du Groupe D avaient suivi l’enseignement des peintres André Lhote et Fernand Léger dans leur académie parisienne. Ils y avaient découvert le langage constructiviste de Léger et cubiste de Lhote. La conviction acquise qu’« il paraît recommandable de s’appliquer à inventer un mode d’expression en accord avec la sensibilité qui s’ébauche32 », les membres du Groupe D font leur cette assertion. Bien qu’âgé d’une dizaine d’années, Nejad suit les conversations et les débats animés par le groupe et qui, par une approche radicale, entend opérer une synthèse entre les avant-gardes européennes (fauvisme, cubisme, futurisme) et la culture turque. En 1941, alors étudiant aux beaux-arts, Nejad fonde avec des camarades de classe, parmi lesquels Avni Arbaş et Selim Turan, le Groupe des Nouveaux (Yeniler Grubu) qui remplace rapidement le Groupe D. Les Nouveaux veulent témoigner de la réalité de la société post-révolution kémaliste, de la condition des ouvriers, du peuple, et de ses différentes classes sociales. Nejad participe aux trois premières expositions du groupe : « Istanbul, ville portuaire » (« Liman Şehri İstanbul ») en 1941, « Les Nouveaux » (« Yeniler ») en 194233 et en 194334. En 1943 et 1944, la découverte de Bodrum, des édifices de Sainte-Sophie et de Chora influence sa peinture. Bodrum (ancienne Halicarnasse fondée par les Grecs et site du Mausolée d’Halicarnasse, comptant parmi les Sept Merveilles du monde) est une ville portuaire où vit en exil son oncle Cevat Şakir depuis les années 1920. Loin de sa notoriété actuelle, Bodrum est à l’époque un village de pêcheurs d’où Nejad rapporte de nombreux croquis et peintures représentant le bourg de Bodrum, son front de mer et le château Saint-Pierre. Puis, seconde découverte majeure, l’église byzantine de Saint-Sauveur-in-Chora (Kariye Camii) à Istanbul qui bénéficie alors, à l’instar de Sainte-Sophie, d’une campagne de restauration salvatrice permettant la (re)découverte de ses fresques et de ses mosaïques. Nejad se rend régulièrement sur le site pour croquer les scènes des Évangiles et du Nouveau Testament. À Chora, il fait la connaissance du byzantiniste Thomas Whittemore35, en charge de la campagne de conservation des édifices byzantins d’Istanbul. Cette rencontre est déterminante car, grâce à l’archéologue qui lui remet une lettre de recommandation pour son amie Alice B. Toklas36, Nejad sera admis rapidement dans un cercle intellectuel qui lui permettra de fréquenter, dès son arrivée à Paris, écrivains, artistes et personnalités du monde de l’art, majoritairement anglo-saxon. Une correspondance s’établit entre eux dès leur rencontre et se poursuivra jusqu’au décès de Toklas en 1967.
Nejad Melih Devrim arrive à Paris le 15 septembre 1946 après un périple par bateau débuté à Istanbul, poursuivi par Le Pirée, Naples et Marseille. Âgé de vingt-trois ans, Nejad rejoint Paris pour « voir les tableaux de près », vivre l’après-guerre et son « explosion de couleurs37». À son arrivée, il loge d’abord durant deux ans dans un hôtel de la rue Vavin surnommé le « Va-vient » et profite d’un atelier à la Grande Chaumière, à proximité. Après-guerre, il n’est pas rare de louer des chambres d’hôtel pour y installer son atelier et y vivre, plus économique alors que de louer un appartement. Les cafés, de Montparnasse surtout, sont les lieux de rendez-vous, d’échanges et de rencontres. Le jeune homme peut être confiant grâce à son introduction dans le cercle d’Alice B. Toklas, il n’est pas isolé. Gertrude Stein est décédée deux mois auparavant mais Toklas qui habite toujours 5, rue Christine maintient la tradition des rencontres de l’après-midi avec ses amis de passage, américains pour la plupart, artistes, intellectuels, universitaires, musiciens ou écrivains parmi lesquels les peintres Joan Mitchell et Francis Rose38, le poète proche des Surréalistes Georges Hugnet, le musicien Virgil Thomson39, l’écrivain Thornton Wilder40… Dès sa rencontre avec Toklas, et jusqu’au décès de cette dernière, Nejad sait pouvoir compter sur son soutien moral et amical41.
En novembre et décembre 1946, Nejad participe à deux expositions qui feront date dans la reconnaissance de l’art turc en France. La première est organisée au Musée d’art moderne sous le titre « Exposition Internationale de l’Unesco », et chaque pays membre présente ses artistes les plus notables. Nejad expose une toile intitulée Portrait de jeune fille42, non datée. À ses côtés, des artistes confirmés à l’instar de Nurullah Berk43, Sabri Berkel44, Cemal Tollu45 ou Refik Epikman46. Dans son introduction, Jean Cassou célèbre le fait que « toutes les écoles du monde se confrontent ici, se confrontent à l’École de Paris, comme se confrontent entre elles celles qui composent l’École de Paris, c’est-à-dire l’école française47 » — une assertion nationaliste que l’avenir ne tardera pas à contrarier. Si les débuts de l’art moderne turc peuvent, en effet, comporter des influences françaises héritées des peintres André Lhote, Fernand Léger, Marcel Gromaire et des sculpteurs Marcel Gimond, Henri Bouchard ou Paul Landowski, professeurs qui formèrent les premiers artistes turcs au début du XXe siècle, la génération à laquelle appartient Nejad s’affranchira rapidement de ces références sclérosantes pour proposer son propre langage.

Mais la véritable reconnaissance de la critique et du public a lieu lors de sa première exposition personnelle à Paris. À partir du 14 mars 1947, la galerie Allard présente sa production depuis 1944. Maurice Bedel, écrivain et psychiatre, écrit le texte du catalogue. Pour cette première exposition personnelle d’un artiste turc en France, Nejad présente des paysages de Turquie, des portraits, des natures mortes et trois études de Sainte-Sophie. Le succès est au rendez-vous et la critique est très enthousiaste de découvrir ce jeune artiste prometteur et note avec succès sa synthèse entre « inspiration byzantine » et « recherches occidentales48 ». D’une manière générale, les critiques louent la peinture de Nejad pour son assimilation de l’idée qu’ils se font de la peinture française qui doit répondre à certains critères édictés par les maîtres : sauvegarde de la figuration et de la représentation humaine, construction de la composition par la ligne, la couleur étant secondaire. Léon Degand49, intransigeant défenseur de l’abstraction géométrique, rend étonnamment hommage à son travail qui est encore à cette époque fidèle au motif : « les plus récentes peintures sont assurément les meilleures, non pas parce qu’elles sont moins figuratives que les autres mais parce que le problème plastique y est résolu avec un sentiment de rythme linéaire et de la valeur chromatique qui annoncent un vrai peintre50 ». Jacques Lassaigne51 écrit : « Il y a apporté des solutions spontanées originales, qui prouvent l’authenticité de son tempérament, mais qui s’alimentent aussi à des sérieuses références. Nejad a eu, en effet, la curiosité d’explorer ces deux fonds d’une richesse infinie et presque inexploitée que lui offrirait Constantinople : les mosaïques et les compositions byzantines, les graphismes arabes52 ». Tous deux voient en Nejad un artiste qui tente de résoudre le problème d’une modernité plastique, figurative ou abstraite qui « hante tous les jeunes peintres de tradition occidentale53 » et relèvent qu’il a « pressenti beaucoup de problèmes qui se posent à ses contemporains de France54 ». Pour Julien Alvard, Nejad a su puiser dans l’héritage hellénique puis byzantin pour transcender une « science de la stylisation » ; il salue l’assimilation des arts et traditions du passé à l’art vivant dans un héritage souhaité. Pour d’autres critiques, la peinture de l’artiste est jugée en fonction des supposées caractéristiques plastiques qui seraient le fait de sa turcité. Dans les lignes gracieuses avec lesquelles il trace les contours des poissons de deux de ses natures mortes exposées, ils y voient l’influence de la calligraphie arabe. Arguant de sa fidélité à l’héritage byzantin et ottoman et de sa formation auprès d’un professeur français, ils jugent réussi le syncrétisme entre l’Orient et l’Occident. Ces critiques, analysent l’art de ces artistes non-européens selon le prisme orientaliste et attendent qu’ils répondent à une image fantasmée de ces artistes venus du sud du bassin méditerranéen.
Pour Pierre Courthion55, Nejad est au contraire le peintre « le plus personnellement affirmé » dans l’héritage de Klee, un artiste affranchi de « toute influence cézanienne [qui] ouvre à la jeune École de Paris une direction nouvelle56 » le voyant comme le réformateur d’un art vivant mais déjà sclérosé entre les différentes querelles abstraites57. Pendant que certains critiques réduisent la peinture de Nejad à une assimilation de l’héritage byzantino-ottoman à une tradition française, d’autres jugent au contraire que l’artiste réussit à développer son propre langage plastique qui « ne descend d’aucun maître contemporain » Ce « peintre incontestable58 » cherche « l’inspiration dans [son] univers intérieur59, », sa peinture « ne reflète aucune influence dominante […] elle est l’expression totale d’un homme, l’artiste sait repousser toutes les contingences, sociales ou autres, tous les impératifs esthétiques et projeter sur le support qu’est la toile les émotions et les sentiments qui font la trame de sa conscience et la richesse de sa vie intérieure60 ». Ainsi, l’appareil critique de l’artiste met en exergue de façon criante les oppositions entre critiques jugeant sa peinture selon un prisme ethnocentré et/ou identitaire et ceux louant la singularité dans son affranchissement de toutes références plastiques aux maîtres de l’art français ; derrière cela, apparaît le fait qu’en tant que Turc, Nejad devrait soit convoquer un univers formel hérité de la tradition turco-ottomane, soit se plier aux canons d’une tradition désignée comme française.
La peinture de Nejad est inspirée des paysages et de l’architecture qu’il voit et découvre. Émerveillé par les couleurs, la lumière des paysages, les formes architecturées, il s’en imprègne pleinement pour mieux les synthétiser sur la toile, « la beauté du monde stimulait sa créativité61 » témoigne sa femme, Maria Devrim. Dans une lettre à cette dernière, datée de 1962, il écrit : « pour peindre il faut avoir des Dons, du Talent, du Génie et de l’Inspiration. […] Quand je regarde les coupoles turquoise de Samarcande et quand je vois la grande Muraille de Chine et le plus beau paysage du monde, les Tombeaux des Empereurs Ming, cette palpitation de la beauté fait naître dans mon cœur une perle turquoise ou une perle rouge, un rubis ou une émeraude ailleurs62 ». La critique est séduite dans l’ensemble par la peinture singulière de Nejad qui allie couleur, chaude ou froide, et ligne dans un vocabulaire à mi-chemin entre lyrisme et géométrisme. Refusant de s’inscrire dans une « école » plastique qui plairait aux géométriques ou aux lyriques, Nejad prouve son indépendance et son refus de s’attacher à une école ou à un groupe. Dans un pays qui aime bien classifier et typologiser, cette indépendance revendiquée étonne. Car, toute sa vie, Nejad alterne figuration et abstraction, n’abandonnant jamais l’une pour l’autre comme le firent de nombreux artistes, et dans ses toiles abstraites, il emploie aussi bien les couleurs froides que les couleurs chaudes. Inclassable.
Cette première exposition personnelle chez Allard marque véritablement l’entrée de Nejad sur la scène parisienne, il est désormais reconnu comme l’artiste plein de promesses dont il faut suivre l’évolution. À partir de cette date, les expositions vont se succéder. Entre 1947 et 1968, date où il quitte Paris, il bénéficie de sept expositions personnelles dans la capitale française et quinze en Europe, États-Unis et Chine.
L’année 1947 est pour Nejad particulièrement fertile et l’on pourrait dire que c’est à cette date qu’il jette les bases de son langage plastique, qu’il remet incessamment sur le métier les années suivantes. Cette année-là, il entreprend sa « série de Chartres » qu’il réalise à la suite de la découverte de la ville et de sa cathédrale. Le séjour chartrain est court, mais il veut voir de près, comme il l’avait fait à Saint-Sauveur-in-Chora, l’architecture gothique et ses vitraux aux couleurs si caractéristiques de l’art médiéval. Le thème est bien celui de l’architecture et la façon dont les courbes et les formes interagissent entre elles et fusionnent avec la lumière qui surgit des interstices laissés dans la pierre. Nejad réalise de très nombreux croquis et s’acharne à représenter chaque élément du réel à travers le prisme d’une construction architecturée par la ligne et la couleur, par exemple avec le portrait de son épouse Maria, le jeu des lumières qui transpercent les vitraux, les grandes lignes qui esquissent une architecture ou encore dans les compositions de nature morte (fig. 3). La cathédrale l’influence pour l’emploi d’une palette souvent restreinte aux seules couleurs primaires avec une prédominance du rouge et du bleu. La structuration dynamique de la composition se construit grâce à un réseau de lignes noires tracées vigoureusement sur la toile ou le papier afin de rappeler les armatures en plomb du vitrail. La série de Chartres initie un ensemble d’œuvres réalisées tout au long des années 1950 dans lesquelles la ligne et l’arabesque construisent en toute liberté la composition, lui donnant un rythme et permettant ensuite l’agencement de la lumière par la couleur. Ainsi, la Mosquée de Soliman le Magnifique (fig. 4) est la digne héritière de la série chartraine, mêlant éléments abstraits et décoratifs. Dans cette œuvre magistrale de cette époque fertile, on peut distinguer la coupole sur laquelle reposent les poussées de l’architecture. L’entrelacement des lignes formant vitraux crée une dynamique associée aux couleurs vives de la palette.
Après l’art gothique, c’est la découverte des origines de la Renaissance italienne, le Trecento, lors d’un voyage en Italie et les villes d’Assise, Sienne, Padoue, Ravenne puis Rome, Venise, Florence. Tel le Grand Tour des Anciens, l’Italie est une étape obligée dans la formation de nombreux artistes, peintres de surcroît. Il nous faut citer cette œuvre-synthèse, œuvre-manifeste de l’art de Nejad à cette époque, Le Paradis (Florence) ou Triptyque du Paradis : les jardins de saint François à Fiesole (fig. 5), qui semble être a priori une nouvelle tentative de synthèse de l’architecture islamique et chrétienne. L’artiste transcrit la virtuosité de l’architecture par la couleur et la lumière. Le rouge se fait toujours dominant et la peinture est appliquée résolument sur la toile dans un maillage de lignes et d’aplats solidement agencés. Les lignes orthogonales se croisent pour une tentative d’élévation de la structure. En quelques mois, Nejad réussit à abandonner la représentation fidèle de son sujet pour le transcender dans une interprétation qui lui est propre tout en sublimant les couleurs chaudes porteuses d’une charge émotionnelle associées aux souvenirs de ses voyages et de ses visites des sites antiques.


C’est à partir de 1948 que Nejad s’installe dans un atelier au numéro 14 de la Cité Falguière, où il restera vingt ans. Dans ce phalanstère d’artistes situé au-dessus de Montparnasse, la vie en communauté permet de se serrer les coudes. Nejad y a pour voisin le peintre russe Serge Charchoune, le peintre indien Kaiko Moti, le peintre japonais Kei Sato ou encore le mime Marceau. Disposant enfin de son propre atelier après deux années passées à l’hôtel, Nejad peut créer, débarrassé des contingences matérielles et compter sur la solidarité de ses voisins même si la vie quotidienne reste précaire et plus qu’incertaine ; sa correspondance avec Sonia Delaunay en atteste. Cette année-là, il fait partie des artistes sélectionnés pour la première édition du Prix de la Critique, organisé par la galerie Saint-Placide. Ce prix, dont le jury se compose de critiques d’art réputés (Jean Bouret, Pierre Descargues, Jacques Lassaigne, André Warnod…) récompense des jeunes peintres figuratifs à une époque où les désaccords avec l’abstraction font rage. Bernard Buffet et Bernard Lorjou sont les premiers lauréats ex-aequo cette année-là. C’est aussi l’année où il participe pour la première fois aux salons parisiens, vitrine majeure pour une reconnaissance critique et publique. Au Salon de Mai, invité par son fondateur Gaston Diehl, Nejad expose de 1948 à 1956 et à celui des Réalités Nouvelles en 1952 et 1953. Il participe également aux mondaines, plus que notables, expositions annuelles organisées par la galerie Charpentier. Le Tout-Paris se presse aux expositions intitulées « École de Paris » où Raymond Nacenta, son organisateur, présente un ensemble des artistes les plus représentatifs de la scène parisienne, abstraits ou figuratifs. Nejad y prend part de 1954 à 1962. Enfin, en 1948, 1949 et 1949, il participe au cycle d’expositions « Les Mains éblouies » à la galerie Maeght qui s’y donne pour tâche de révéler de jeunes artistes prometteurs, dignes héritiers des maîtres mondialement célébrés. Il y expose aux côtés de Chapoval, Dmitrienko, Paolozzi ou encore Rezvani. L’historien de l’art Bernard Dorival note que tous les exposants ont « la volonté d’aller plus loin que leurs grands ancêtres les plus audacieux, mais dans la même direction, celle d’un art de plus en plus dégagé de la nature, de plus en plus tourné vers l’invention de formes arbitraires63 ». En mai 1950, Lydia Conti l’invite dans sa galerie pour montrer ses dernières œuvres, des époques stambouliote, chartraine et italienne.

Pour preuve de la place qu’occupe Nejad sur la scène de la Nouvelle École de Paris, il figure parmi les peintres européens choisis par Sidney Janis64 pour l’exposition « Young Painters from US & France » en 1950 dans sa galerie new-yorkaise. Sur une idée du marchand Pierre Matisse, son confrère Leo Castelli65 avait proposé à Janis d’orchestrer un débat entre les deux pôles d’attraction qu’incarnaient Paris et New York en donnant à voir l’abstraction lyrique des peintres européens et l’expressionnisme abstrait des Américains. Castelli se rappelle qu’à l’époque, il voulait montrer que « les peintres américains étaient tout aussi bons que les Européens, les grands Européens66 » tout en insistant sur la primauté de cette confrontation. L’année suivante, à l’initiative de Georges Mathieu, la galerie Nina Dausset répondra à Janis avec son exposition « Véhémences confrontées » sur la même opposition entre artistes européens et américains (Bryen, Capogrossi, de Kooning, Hartung, Mathieu, Pollock, Riopelle, Russell et Wols). Nejad est donc reconnu comme l’un de ces « grands Européens » et présente une œuvre à la galerie Janis67. Abstrait lyrique, artiste du signe, Nejad développe un répertoire de formes qui lui est propre tout comme l’usage qu’il fait de la couleur n’hésitant pas à briser l’harmonie entre valeurs chaudes et froides. L’émotion de l’instant prime sur une quelconque obédience. Virtuose de la stylisation, coloriste hors-pair, Nejad détonne, interpelle. Les titres qu’il donne sont souvent emphatiques et invitent à une lecture précise de l’œuvre bien qu’abstraite.
Le début des années 1950 est particulièrement fertile pour Nejad qui assoit rapidement sa notoriété de peintre de la Nouvelle École de Paris. Pour preuve, les nombreux critiques à le défendre, la multiplication des invitations à participer aux expositions et aux salons parisiens. Sa rencontre avec Charles Estienne, critique d’art et fervent défenseur de l’abstraction chaude, est en cela capitale. Entré en lutte contre l’abstraction géométrique et froide qu’il juge académique et officielle, Estienne se veut le défenseur d’une abstraction autre, innée à chaque artiste qui laisse son ressenti et son inconscient transparaître sur la toile, appelant même à la fusion entre « le plus profond du Surréalisme et le plus libre de l’Abstraction68 ». En réponse à l’ouverture d’un atelier d’art abstrait par les géométriques Edgard Pillet et Jean Dewasne, Estienne publie, en 1950, L’Art abstrait est-il un académisme ?, où il s’interroge sur le dogmatisme du langage plastique non-figuratif, nouveau « pompiérisme ». En parallèle de la critique d’art, Estienne organise un cycle d’expositions consacrées aux artistes du courant abstrait lyrique qu’il veut défendre. Ainsi, en février 1952 à Paris, à la galerie de Babylone, s’ouvre « Peintres de la Nouvelle École de Paris. Deuxième groupe », exposition dans laquelle figurent Nejad, Atlan, Degottex, Duvillier, Loubchansky, Messagier ou encore Fahrelnissa Zeid. Nejad y présente sa toile Perpétuales célestes (I)69, qu’il offre cette année-là à l’État français en remerciement de la bourse qui lui avait été accordée. En avril, la librairie-galerie Marcel Evrard à Lille accueille ses « Jeunes Peintres de l’École de Paris » (Arnal, Dmitrienko, Nejad, Quentin, Rezvani et Richetin) et en juillet à La Hune, Estienne réunit à nouveau un groupe d’artistes qu’il défend incluant Nejad. Cette exposition, « Rose de l’insulte », reprend le titre du poème d’Estienne illustré de lithographies de Jean Pons70. Sont exposées des peintures et des œuvres sur papier de Chagall, Hartung, Degottex et à nouveau Fahrelnissa Zeid.
Dans un milieu artistique alors vivement scindé entre les tenants de l’abstraction et ceux de la figuration, les critiques sont tout-puissants pour faire et défaire les alliances des peintres avec les salons, les revues et les galeries. En théorie, un critique défendant l’abstraction lyrique n’irait se commettre au salon des Réalités nouvelles71 et, inversement, l’abstraction géométrique ne saurait être défendue au salon de Mai. Dans les faits, la réalité est tout autre puisque Nejad, artiste qui compte grâce aux succès critique et public, expose aussi bien aux Réalités Nouvelles qu’au salon de Mai et les règlements de compte se font dans les journaux. Ainsi, Léon Degand, virulent défenseur de l’abstraction géométrique, fait-il l’éloge, nous l’avons vu, de Nejad lors de sa première exposition à la galerie Allard. De même, Nejad n’abandonne jamais définitivement la représentation de la figure humaine et s’il appartient à une abstraction dite chaude, il n’est pas empêché d’exposer aux salons des Réalités nouvelles ni au Groupe Espace, (fondé par André Bloc, ardent disciple du géométrisme radical) où il présente en plein-air Les Portes de l’espace sont-elles fermées ? à Biot durant l’été 1954.
Parmi les nombreux salons qui se créent après-guerre, le salon d’Octobre est aussi bref que réputé. Sa paternité est injustement attribuée au critique Charles Estienne alors que Nejad en est l’unique fondateur, bien qu’il fût encouragé par le critique, comme cela est bien précisé dans le journal de sa première et pénultième édition. En effet, l’idée de fonder un nouveau salon germe lors de la septième édition du salon des Réalités Nouvelles en juillet–aout 1952. Nejad se plaint alors à Charles Estienne de la mauvaise place attribuée à sa toile envoyée au salon. Son reproche est d’ailleurs plus général car il estime que les artistes de sa génération sont mal considérés, mal placés, relégués aux cimaises ingrates contrairement aux aînés et aux abstraits géométriques. En regrettant que la « clique Art d’Aujourd’hui72 » s’engraisse sur la participation financière des exposants, Nejad s’engage à ne plus y exposer. Rappelons que les deux principaux salons d’après-guerre correspondent chacun aux deux courants picturaux, l’abstraction géométrique et l’abstraction lyrique, « les frères ennemis » comme les désigne Estienne, en concurrence féroce dans une tentative d’incarner la modernité. Au début des années 1950, la « crise des salons » atteint son paroxysme en raison de leur multiplication débridée. En 1959, la revue Cimaise lance même le débat dans une interview croisée « Faut-il tuer les salons ? » entre peintres, marchands et critiques73. Après-guerre, deux grands salons apparaissent pourtant comme les deux fers de lance. Le premier, le salon de Mai est mis en place dès 1943 par Gaston Diehl et un groupe de peintres et de sculpteurs. La première édition en 1945 met en avant l’abstraction lyrique. Le second, le salon des Réalités Nouvelles, succède à Abstraction-Création, et est fondé l’année suivante pour défendre l’art non-figuratif, l’art construit et géométrique. Ses fondateurs sont Sonia Delaunay, Auguste Herbin, Jean Gorin, Hans Arp et Nelly van Doesburg. Le journal Art d’Aujourd’hui est son organe de propagande dans lequel son fondateur André Bloc74 y attaque violemment les abstraits lyriques et la galerie Denise René défend avec intransigeance les artistes « officiels » de l’abstraction géométrique. L’intrication du réseau alliant marché, presse spécialisée, salons et artistes apparaît pour Nejad purement partisane et néfaste pour le monde de l’art.
En 1952, considérant que les oppositions incessantes et systématiques rendent stériles toute évolution plastique et intellectuelle, Nejad décide de créer un salon qui réunirait des peintres, des sculpteurs ou des graveurs aussi bien abstraits que figuratifs. La sélection des exposants ne se fait pas en fonction d’accointances particulières selon son obédience plastique ou avec un journal, un critique ou une galerie mais selon la vérité qu’incarne l’artiste. Nejad veut faire de ce nouveau salon une révolution, son nom, Octobre, est en cela significatif. Le nom du salon qui entend mettre fin à la domination des artistes aînés et des alliances artistico-marchandes établies est certainement choisi par Nejad en référence à la Révolution russe d’octobre 1917, connue sous le nom de révolution d’Octobre75, qui voit la chute du régime tsariste et l’émergence de la République soviétique fédérative de Russie qui deviendra l’URSS en 1922. Nejad en appelle à la révolte des artistes contre la toute-puissance des marchands76. Dans son pamphlet-manifeste introductif « Oust ou Prenez garde à la peinture au pistolet », Nejad met en garde contre la médiocrité, l’avidité de marchands incultes et celle des artistes cherchant à s’enrichir :
Il y a un complot, un complot invisible ou visible contre les possibilités de l’âme humaine, contre les possibilités de l’art, contre les possibilités de la peinture. Oust aux marchands d’idées… Oust aux marchands de frites… Oust aux accumulations d’erreurs converties en croûtes mises au coffre-fort et qui doivent absolument rapporter le pourcentage même s’il faut pour cela écraser tous les talents du monde naissant. Résultat : que vive le médiocre77.
Vent debout contre la marchandisation de l’art et les pseudo-artistes, Nejad conçoit son salon, qu’il souhaite révolutionnaire, comme l’outil destiné aux vrais artistes, nouveaux prolétaires, pour s’émanciper de leur marchand et des « médiocres » que sont les « marchands d’idées », le « peintre-bourgeois », les « Michel-Ange de boudoir » ou encore les « ex-découvreurs de génie de derrière l’église vivant sur le capital de lucidité d’il y a 40 ans78 ». Dans le journal du salon, la neutralité descriptive est de mise : nul titre, uniquement la catégorie de l’œuvre (peinture, sculpture ou gravure). Seule l’œuvre est jugée. Aux côtés des critiques Pierre Courthion, Charles Estienne et Michel Seuphor, d’éminentes personnalités internationales complètent le comité de sélection.

L’on peut penser que leur présence est due à Nejad, fidèle invité des après-midis organisés par Alice B. Toklas. Parmi les membres du comité, l’historien de l’art Arnold Rudlinger, Willem Sandberg, directeur du Stedelijk Museum, James Johnson Sweeney, directeur du Solomon R. Guggenheim de New York, mais aussi Nina Kandinsky et Sonia Delaunay. Quant aux artistes exposant à Octobre, de jeunes artistes prometteurs du signe (Degottex), de l’informel (Poliakoff, Nallard), du paysagisme abstrait (Jacques Germain, Oscar Gauthier), de l’abstraction géométrique (Proweller) et des céramistes (Füreya Koral, petite-cousine de Nejad, Guidette Carbonel). L’année suivante, une seconde édition d’Octobre a lieu à laquelle Nejad ne prend pas part (contrairement à sa mère Fahrelnissa Zeid, absente lors de la première édition). Pourquoi le nom de Nejad est-il oublié, voire effacé, de l’histoire du salon d’Octobre ? À cause de la célébrité de Charles Estienne dans les arts de l’époque ? Par la récupération qu’en fit celui-ci lors de la seconde édition ? Ou bien par l’aspect éphémère du salon qui ne connut que deux éditions ? Si l’on ne peut répondre précisément à cette interrogation, sans doute peut-on avancer que la virulence du pamphlet79 préfigure une rupture avec Charles Estienne, consommée lorsque ce dernier organise en 1953 à la galerie A l’Étoile scellée une exposition d’artistes surréalistes et de quatre peintres du comité d’Octobre. Nejad vit cela comme une double trahison, amicale et artistique80. Avec le salon d’Octobre, Nejad se confronte au réel d’un système marchand établi et contre lequel l’artiste ne peut rien81. Selon le peintre Georges Mathieu l’esprit d’aventure ne dure pas et tout salon devient in fine « abjectement conservateur82 ».

Quelques semaines seulement avant leur rupture définitive, Nejad fait encore partie des artistes choisis par Charles Estienne pour un cycle d’expositions monographiques d’artistes de l’École de Paris qu’il organise à la galerie Ex-Libris de Bruxelles, « Introduction à la nouvelle école de Paris ». Nejad occupe les cimaises du 24 janvier au 6 février 1953. Bien que dès lors détaché du cercle d’Estienne, Nejad reste l’un des artistes de la scène parisienne les plus sollicités. En août 1953 paraît un très court ouvrage monographique aux éditions PLF dans la collection « Artistes de ce temps » créée par Pierre Descargues83. Cette collection rendait hommage aux peintres et sculpteurs dont la carrière était déjà établie mais pour qui il manquait des écrits critiques de référence. Pour Nejad, c’est une reconnaissance supplémentaire de sa place dans cette École de Paris. La préface de ce numéro est signée de Jacques Lassaigne tandis que le texte est écrit par Georges Boudaille. En novembre–décembre de l’année 1953, le marchand Paul Facchetti offre ses cimaises à ses peintures datées des années 1951 à 1953. La plaquette de l’exposition comprend un texte de Pierre Courthion ainsi qu’un extrait de la préface de Lassaigne, précédemment citée. Nejad y expose des toiles majeures à l’instar de À Mozart no 1, grande composition abstraite, aujourd’hui conservée dans une collection privée. Dans Combat, Guy Marester se félicite de l’exigence que le peintre montre dans ses dernières productions, rappelant que si ses débuts se voulaient séduisants grâce aux « influences orientales, » elle est dorénavant « informée par le contact direct et les leçons de Paris84 ». Période de la maturité de son œuvre pour d’autres critiques, à l’instar de Degand qui note qu’il « établit une organisation interne de sa peinture85 ». Michel Seuphor rend hommage à l’artiste dans sa préface à l’exposition à La Cour d’Ingres en 1958 où de nombreuses toiles de grand format sont présentées au public pour la première fois. La liste des œuvres exposées rend compte des influences multiples de l’artiste : ses voyages (Good bye New York, Crépuscule East Side N.Y), ses souvenirs de Turquie et de son enfance (Istanbul de mon enfance, Un matin à Büyükada), l’Islam (Les Cieux de Mahomet, Prière musulmane, Massacre et martyre des Hachémites de Bagdad, en hommage à la monarchie hachémite à la suite du coup d’état militaire du général Qasim en juillet 195886). En 1956, Michel Ragon le cite dans sa volumineuse Aventure de l’art abstrait, en 1957, Michel Seuphor l’inclut dans son Dictionnaire de la peinture abstraite, l’année suivante, Pierre Courthion célèbre ses « effusions spontanées87 » comme Raymond Nacenta qui l’inclut dans son ouvrage de référence sur l’École de Paris en 1960. Autant d’hommages qui reflètent la reconnaissance de Nejad dans ces années prolifiques de l’École de Paris.
Dès son installation à Paris, Nejad voyage et poursuit son exploration du monde. Si la décennie des années 1950 est consacrée à la découverte de l’Europe (Royaume-Uni, Danemark, Suède) et principalement du Sud européen (Italie, Espagne) mais aussi New York, la décennie suivante est résolument tournée vers l’Asie et le Moyen-Orient. Nejad se rend en Chine pour la première fois en 1962 à l’invitation de l’attaché culturel de l’ambassade de Chine à Varsovie pour une exposition personnelle à Beijing à la galerie de l’Union des peintres. Pendant son séjour, il réalise de nombreux croquis à l’aquarelle et à la gouache, émerveillé par les gens qu’il rencontre et les lieux qu’il visite. Deux ans plus tard, en avril, il retourne en Chine et expose au musée de Peinture et de Sculpture de Beijing. L’année suivante, en mars 1963, la galerie Westing d’Odense (Danemark) présente un ensemble d’œuvres réalisées à l’occasion de ce second séjour chinois et le critique Jean Bouret écrit la préface du catalogue où il relève que « cette nouvelle figuration, marquait bien, dans l’esprit du peintre, cette lutte pour une conquête, non seulement d’une plastique mais d’une optique nouvelle. Il lui fallait brûler cette première union réussie entre l’art islamique et l’art occidental pour contracter un autre mariage et Nejad n’a pas hésité un seul instant, c’est ce qui explique ce renouvellement de sa palette88 ». Profondément marqué par sa découverte de la Chine, ses compositions se font plus légères, aériennes et le motif devient davantage suggéré qu’explicité formellement. Il prend pour thèmes les plaines alluviales, les fleuves, les complexes des temples, les terres de Chine aux couleurs changeantes… Dans une lettre à Sonia Delaunay datée du 21 avril 1964, il témoigne de son éblouissement face au paysage : « Les Chinois ont fait dans le passé toutes les expériences de l’art jusqu’au néant ». En janvier 1965, il se trouve à Alger, ville en laquelle il voit le « classicisme éternel de la Méditerranée » et le « commencement d’une autre lumière » (lettre à Sonia Delaunay, 28 janvier 1965). Cette même année, il retourne à Istanbul pour la première fois depuis son départ en 1946. Le centre culturel allemand qui vient d’être inauguré lui offre ses cimaises pour une exposition personnelle. L’année 1967 est particulièrement riche en voyages. En janvier, la galerie Hybler à Copenhague lui organise une exposition puis, d’avril à mai, il réside à Londres. Enfin, il entreprend un grand périple au Moyen-Orient : Égypte, Syrie, Irak et Jordanie. Il dit de l’Irak que c’est « le plus beau pays du monde et le Paradis était ici ». Entre novembre 1967 et janvier 1968, il se trouve à Amman où il retrouve son demi-frère le prince Ra’ad. La bibliothèque de la ville consacre une exposition à ses gouaches. Ce séjour l’enchante et l’encourage au travail même s’il juge, amer, avoir « été saboté en ORIENT 89».
Dans une lettre datée de 1962 adressée depuis Copenhague à son épouse Maria, Nejad se confie sur les émotions qui le bouleversent lors de la découverte des beautés de la nature et des civilisations mondiales. Source d’inspiration inépuisable, les voyages seront le thème d’une des dernières expositions personnelles de Nejad à Paris, à la galerie Isabelle Lemaigre Dubreuil en octobre–novembre 1975, accompagnée d’un texte de Michel Tapié où il célèbre en l’artiste le « développement magistral de sa propre calligraphie abstraite90 ».

Le temps des voyages est autant une échappatoire qu’une pause bienfaitrice à une époque où les difficultés matérielles s’accumulent. Acculé par les opérations immobilières qui menacent la Cité Falguière à la fin des années 1960, Nejad se résout à quitter Paris et fait le choix de partir en Pologne, en souvenir des moments heureux passés entre 1959 et 1960 avec son épouse Maria et leur fille Veronika. Dans un texte inédit, Le Capitalisme pictural, daté de 1959, Nejad s’interroge : « Les artistes vont-ils émigrer vers de nouveaux centres, à Varsovie ou à Moscou, à Prague ou à Pékin, pourquoi pas, ou bien s’en iront-ils sous le soleil de l’Islam ? Ils seront au moins exclus de la contagion de la Peste commerciale et capitaliste ». Son geste de se retirer de la scène artistique parisienne apparaît comme le dernier coup d’éclat de Nejad, en lutte permanente contre le « capitalisme artistique ». Ce départ de Paris peut compter parmi les raisons de la méconnaissance de Nejad en France aujourd’hui. Quitter Paris c’est quitter la scène de cette école qui fait rêver le monde entier, même si bientôt New York succèdera à Paris. Ainsi, en 1968, il retrouve la Pologne, alors dirigée par le Parti ouvrier unifié polonais soumis à l’URSS, et vit dans diverses villes avant de s’installer définitivement à Nowy Sacz, petite cité du Sud proche de la chaîne de montagnes des Tatras, frontière naturelle avec la Slovaquie. Dans cette ville, isolé et ne parlant pas le polonais, il continue de peindre mais l’émulation et l’effervescence parisiennes manquent. Après sa mort, sa première épouse Maria s’est employée à perpétuer le souvenir de son œuvre en permettant l’organisation d’expositions notamment en Turquie, à Istanbul et Ankara. Aujourd’hui, la reconnaissance de l’apport artistique de Nejad en France reste particulièrement faible. La dernière exposition personnelle de l’artiste à Paris remonte à 1987 à la galerie Callu Merite qui présentait des œuvres abstraites des années 1948 à 1953. Nejad n’avait pas fait le déplacement mais était très heureux de cette exposition dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés qui avait connu tant de gloires aujourd’hui disparues. Depuis cette date, il n’y eut plus à Paris d’expositions personnelles de l’artiste contrairement à Istanbul et Ankara (régulièrement depuis 1989) et Nowy Sacz (2015).

Les musées de France qui possèdent pourtant quelques-unes de ses œuvres (donation Gildas Fardel au musée d’Arts de Nantes en 1969, Hommage à Bartok, 1951 ; musée de Grenoble, Vers les tombes Ming, 1962) ne les proposent jamais à la vue du public, à l’unique exception du Centre Pompidou à l’occasion d’une nouvelle approche de ses collections. Dans une volonté de proposer une lecture novatrice d’une histoire de l’art globalisée, le Centre Pompidou présente de 2013 à 2015 un nouvel accrochage de ses collections d’œuvres d’artistes issus de scènes étrangères oubliées voire méprisées. Ces « espaces périphériques » et extra-européens réunis sous le titre « Modernités plurielles 1905-1970 », sous la direction de Catherine Grenier, a eu le mérite de dévoiler parmi d’autres œuvres d’artistes injustement méconnus, une importante œuvre de Nejad, Perpetuales celestes (1), (1951–1952), dont nous avons parlé précédemment91. En se penchant sur les expositions auxquelles participa Nejad et sa fortune critique, on ne peut que constater la place importante qu’il occupa à Paris après-guerre. Parfaitement inséré dans le microcosme artistique parisien, il noue des liens d’amitié avec ses confrères artistes (Charchoune, Jean Pons, Bissière) et des critiques (Lassaigne, Estienne, Boudaille), fonde un salon et représente la France outre-Atlantique dans l’une des plus prestigieuses galeries new-yorkaises. Disparaître volontairement en pleine gloire en Pologne communiste a participé de son oubli aujourd’hui en France. En 2023, nous avons commémoré le centenaire de la naissance de Nejad. Nulle manifestation en France, à l’exception de la Turquie (aux galeries Nev, Istanbul et Ankara), ne lui a rendu hommage. Nombreux sont les collectionneurs et galeristes en France à ne pas le connaître. À notre époque d’aggiornamento dans le domaine d’une histoire de l’art encore trop occidentalo-centrée, il est désormais plus que jamais nécessaire de replacer dignement sur l’échiquier de l’Histoire des artistes acteurs et témoins, venus de ces espaces dits périphériques. Il est temps de modifier notre regard et de se débarrasser des jugements plastiques préétablis et excluants. La lecture rétrospective des écrits critiques de l’époque nous saisit dans son jugement rétrograde et nationaliste d’une scène artistique internationale en devenir qui avait choisi Paris pour berceau mais que l’on souhaitait voir se conformer à un idéal pseudo-français. Comme au temps des débuts du cubisme et de l’expressionnisme, tout vocabulaire plastique jugé contraire à la tradition française était considéré comme étranger et donc impur. Heureusement, les fortes et singulières personnalités plastiques de ces artistes s’imposent aujourd’hui et sont peu à peu redécouvertes, souvent grâce au soutien des collectionneurs et institutions de leur pays d’origine, comme cela est le cas pour Nejad. Mais dans le monde globalisé qui est le nôtre aujourd’hui, cela ne suffit pas. Il faut que les institutions internationales prennent le relai des initiatives par trop locales. Le parcours de Nejad de Turquie à la Pologne en passant par la France devrait susciter de nombreuses recherches universitaires et d’intérêt muséologique, au moins dans ces trois pays. Gageons que « l’explosion de couleurs » attendue par Nejad à son arrivée Paris se produise enfin très prochainement avec une première rétrospective institutionnelle, car contrairement à d’autres artistes turcs, Nejad n’eut jamais les honneurs d’une exposition monographique muséale en Turquie92.
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