This article explores how the Iraqi artist Jamil Hamoudi articulated Western modernity and Iraqi and Arab artistic traditions through his work and writings. By examining his career, it highlights the dynamics of exchange and transformation that shaped the post-war Parisian art scene. Hamoudi developed a unique abstract vision that brought Arabic calligraphic traditions into dialogue with Mesopotamian aesthetic references, creating a distinctive approach to abstraction. His critical and theoretical engagement reflects his desire to integrate Arab artists into a global artistic dialogue without confining them to labels or exoticizing categories. In doing so, Hamoudi navigates a Parisian cosmopolitanism that proves to be less open than it initially seems.
Jamil Hamoudi, Cultural heritage, Abstract art, New School of Paris, Modernity
This article was received on 26 October 2024, double-blind peer-reviewed, and published on 14 May 2025 as part of Manazir Journal vol. 6 (2024): “Les artistes du Maghreb et du Moyen-Orient, l’art abstrait et Paris” edited by Claudia Polledri and Perin Emel Yavuz.
Aujourd’hui, je me fraye un chemin [...] Cézanne était le début, et Picasso en sera la fin. Maintenant, je vais commencer mon propre chemin à partir de la fin. Je planterai le palmier dattier, mais je ne mangerai pas ses fruits [...] Cézanne et Picasso ne me connaissent pas, mais je les connais. Si seulement ils avaient su – en se penchant pour peindre – qu’au pays des palmiers, il y aurait ceux qui suivraient leurs pas1.
Ces mots du peintre et théoricien Shakir Hassan Al Said (1925–2004) traduisent une tension profonde entre héritage et création, où les influences occidentales ne se superposent pas à l’identité arabe et irakienne, mais interagissent avec elle de manière complexe et féconde. Ils résonnent particulièrement avec le parcours de Jamil Hamoudi (1924–2003), qui a su tisser une relation entre l’abstraction occidentale et une quête identitaire ancrée dans l’héritage calligraphique et la spiritualité orientale. Cette dynamique d’échange et de réinterprétation ouvre de nouvelles perspectives sur l’histoire de l’abstraction, en soulignant la capacité des artistes arabes à redéfinir les formes et les langages artistiques. En intégrant des éléments de leurs propres traditions esthétiques – écriture arabe, motifs amazighs, iconographie mésopotamienne ou géométrie islamique – ces artistes ne se contentent pas de réagir aux influences extérieures, mais façonnent une abstraction qui dépasse les frontières culturelles et intègre les richesses de leur héritage. Loin d’être des figures périphériques dans un Paris cosmopolite, ils participent activement à la redéfinition du langage artistique moderne, en apportant des contributions essentielles à la scène mondiale.
Après la Seconde Guerre mondiale, Paris s’impose comme un carrefour artistique où se croisent des influences multiples, mais selon des dynamiques de reconnaissance inégales. Présentée comme un centre d’avant-garde ouvert aux artistes du monde entier, la scène artistique parisienne manifeste souvent un cosmopolitisme de façade, où faire sa place en tant qu’artiste non occidental n’est pas chose facile. C’est dans ce contexte parisien d’après-guerre que Hamoudi développe sa pratique artistique et sa réflexion théorique. Mais il fait l’expérience d’un environnement artistique dans lequel il cherche sa place, développant une production plastique qui fait dialoguer l’écriture arabe et abstraction occidentale, et une production critique à travers laquelle il valorise les traditions esthétiques irakiennes et arabes. Son activité foisonnante lui permet de se positionner comme un acteur à part entière de la modernité artistique, pas seulement en absorbant les influences occidentales, mais en les interprétant à travers ses propres traditions visuelles2. Comme ses collègues irakiens Faiq Hassan (1914–1992), Jewad Selim (1919–1961), Ismail al-Shaikhly (1924–2002), Naziha Selim (1927–2008)3, Jamil Hamoudi développe une esthétique hybride, où l’écriture, les motifs traditionnels et les compositions abstraites se croisent pour ouvrir de nouvelles perspectives plastiques.
Le parcours de Hamoudi offre un exemple révélateur des dynamiques de circulation et d’appropriation artistique qui caractérisent la scène parisienne des années 1950. Figure essentielle du dialogue entre modernité arabe et abstraction occidentale, son itinéraire démontre les dynamiques par lesquelles les artistes non occidentaux s’affirment dans le paysage artistique parisien. En tant qu’artiste et critique, il a joué un rôle de passeur culturel défendant ses pairs et mettant en valeur les traditions artistiques qu’il porte en lui, tout en s’inscrivant dans les avant-gardes de son temps. Proche de personnalités comme Zadkine et Picabia, et aussi en relation avec des intellectuels tels que Sartre et des artistes comme Matisse et Rouault, Hamoudi s’est intégré dans les réseaux parisiens. Son engagement en tant que critique et observateur se manifeste également dans ses écrits publiés notamment dans Le Monde (1950)4 et L’Actualité artistique internationale, où il explore l’art irakien et la scène artistique arabe. Dans son article « Situation de l’art » (1952)5, par exemple, il présente l’art moderne irakien au public parisien, abordant la quête d’identité artistique et les interactions entre tradition et modernité. Son rôle de correspondant pour les revues al-Adab et al-Adib6 lui confère une position stratégique de médiateur culturel entre l’Orient et l’Occident. À travers ces publications, il documente et analyse les scènes artistiques arabes tout en établissant des ponts avec les courants internationaux. Son travail critique inclut notamment des analyses perspicaces de l’exposition de Fahrelnissa Zeid (1901–1991)7 en 19508 et du Salon des Réalités Nouvelles9. En 1958, il réactive l’initiative qu’il avait commencée en Irak avec les revues ʿAshtarut et al-Fikr al-Hadith en fondant la revue Ishtar. Ces publications, qu’il avait lancées en Irak pour mettre en lumière les scènes artistiques arabes et leur dialogue avec l’international, trouvent une nouvelle vie à Paris, où Ishtar poursuit l’objectif d’intégrer les modernités arabes dans les récits dominants de l’art moderne. À la tête de la galerie de l’Institut endoplastique10, il promeut l’œuvre de nombreuses figures de la modernité artistique comme Poliakoff, Beothy, Schöffer, Goetz, Soulages et Hartung.
En retraçant le parcours artistique et intellectuel de Hamoudi, de Bagdad à Paris, cet article met en avant comment il s’est inscrit dans une dynamique de transformation des formes artistiques. Son exploration des possibilités plastiques de la lettre arabe, son rapport aux avant-gardes et son rôle dans le dialogue entre différentes traditions esthétiques permettent de comprendre comment l’abstraction occidentale et l’héritage visuel arabe ont convergé pour ouvrir de nouvelles perspectives plastiques. Son parcours illustre comment un artiste, à sa propre échelle, façonne l’interaction entre son héritage culturel et la modernité, sans pour autant que son travail ait toujours été pleinement reconnu.
Ô artiste,
Le monde se meurt,
Et pourtant, tu restes immobile […]
Si le monde sombre dans l’oubli,
Et est dominé par la sécheresse,
Tu es le remède […]11.
Dans les années 1940, Bagdad devient un carrefour culturel majeur où se croisent influences locales et internationales. La création du Royaume d’Irak en 1921 a ouvert une période de construction nationale où l’art devient un outil central d’affirmation identitaire12. C’est dans ce contexte effervescent, marqué par la circulation des idées et des pratiques artistiques, que se forge le parcours de Jamil Hamoudi (fig. 1). Né le 14 mars 192413 à Bagdad, il grandit dans une famille ancrée dans la culture irakienne. Son père l’initie à l’art au Musée archéologique, cultivant son intérêt pour le dialogue entre tradition et modernité14.
Sa formation illustre cette dynamique des croisements culturels. Après une éducation coranique et une scolarité usuelle, il suit les cours du soir à l’école al-Jaʿfariyya, où il se spécialise dans la création de bustes et de portraits. Entre 1943 et 1945, il suit des cours à l’Institut des Beaux-Arts de Bagdad, où il étudie la sculpture avec Jewad Selim15 et la peinture avec Faiq Hassan16.
![Portrait photographique de Jamil Hamoudi, pris au 96, avenue Mozart, Paris. 1961/1962 [?]. Image reproduite avec l’aimable autorisation d’Ishtar Hamoudi.](https://bop.unibe.ch/manazir/article/download/11689/version/11989/15155/57691/wwx80xpzcdzs.webp)
Cet enseignement allie héritage artistique local et techniques modernes européennes. Ses professeurs, formés en Europe, lui transmettent une vision synthétique de l’art, transcendant les clivages entre tradition et modernité.
Hamoudi devient rapidement un acteur clé de la modernité artistique irakienne. Sa participation aux projets du Musée archéologique, sous la direction de Satiʿ al-Husri (1880–1968)17, lui permet de développer une sensibilité pour l’écriture mésopotamienne. Cette position lui donne l’opportunité de tisser des liens avec des figures majeures de la scène artistique, comme Hafidh al-Droubi (1914–1991)18, Ata Sabri (1913–1987)19, Issa Hanna (1919–2006)20 et Khalid al-Rahhal (1926–1987)21. Ainsi, il constitue un premier réseau d’échanges intellectuels et artistiques.
Son apprentissage du journalisme par correspondance auprès d’une école égyptienne22, ainsi que ses premières publications dans la revue irakienne al-Zahra sous le pseudonyme d’al-Mandub (le délégué), témoignent de sa volonté de s’engager activement dans les débats artistiques de son époque. Cet engagement intellectuel se renforce avec son adhésion à l’Association al-Rabita, un réseau dynamique dédié à la promotion de la culture et des arts23. Ce parcours lui permet de s’ancrer dans le paysage intellectuel et artistique du monde arabe, tout en développant une double posture d’artiste et de critique qu’il approfondira au fil des années.
La fondation de la revue ʿAshtarut en 1942 représente une étape cruciale dans son engagement pour un art moderne transculturel. Plus qu’une simple publication, elle devient une plateforme d’échanges, où se rencontrent traditions artistiques locales et avant-gardes internationales. À travers ses pages, Hamoudi s’emploie à élaborer un nouveau vocabulaire artistique en langue arabe, capable d’exprimer les enjeux de la modernité. Cette expérience éditoriale, enrichie par sa bibliothèque personnelle remplie d’ouvrages d’art et par son apprentissage de l’anglais24, préfigure son futur rôle de passeur culturel.
« L’art fait partie de la vie, et la vie serait incomplète sans lui25 ». Cette affirmation de Hamoudi révèle sa vision d’un art intégré à la société, dépassant les clivages entre tradition et modernité. Dans le Bagdad des années 1940, où l’art moderne est souvent perçu comme une « mode » étrangère, il lance un ambitieux projet de médiation culturelle à travers le lancement de sa revue ʿAshtarut (fig. 2).

Son expérience d’enseignant à Dar al-Muʿallimin lui fait prendre conscience des défis à relever : ses élèves ignorent les figures majeures de l’art moderne26. Face à ce constat, il développe une pédagogie innovante, organisant des sorties scolaires vers des sites antiques et islamiques irakiens pour sensibiliser ses étudiants au patrimoine national tout en établissant des ponts avec l’art actuel27.
La création de ʿAshtarut en 1942 marque une étape décisive dans la construction d’un espace de dialogue transculturel. Bien qu’écrite à la main et diffusée de manière confidentielle, la revue devient un véritable laboratoire d’idées, où s’élabore un nouveau vocabulaire artistique moderne. Cette initiative répond à un besoin crucial : de nombreux concepts de l’art moderne n’ayant pas d’équivalents en arabe, leur absence freine la compréhension et l’appropriation des courants contemporains.
La ligne éditoriale s’inscrit dans une dynamique d’échanges entre les différents pays arabes et avec le reste du monde, dépassant l’opposition entre tradition et influence occidentale. On y trouve les contributions de Buland al-Haydari (1926–1996)28, Gibran Khalil Gibran (1883–1931)29, les membres du groupe Apollo30 tels que ʿAli Mahmud Taha (1901–1949)31 et Ahmad Zaki Abu Shadi (1892–1955)32, contribuent également. Les traductions d’œuvres de Nietzsche par le philosophe égyptien al-Badawi (1917–2002)33 côtoient les contributions d’auteurs irakiens et arabes dont Bishr Farès (1906–1963)34, tissant un réseau intellectuel qui transcende les frontières nationales.
L’ambition transdisciplinaire de la revue se manifeste particulièrement dans son traitement de la musique et des arts islamiques. Les analyses d’œuvres occidentales (Berlioz et Beethoven)35 dialoguent avec des textes fondamentaux sur l’art islamique, notamment la traduction d’un article d’Élie Faure par Jewad Selim36 (fig. 3), un « aperçu de l’art de l’Islam » par Hamoudi37 et un extrait de La Peinture chez les Arabes38 de l’auteur égyptien Ahmad Taymur (1871–1930). Cette mise en perspective vise à insérer l’art islamique dans une conversation contemporaine, afin de souligner sa modernité intrinsèque.
ʿAshtarut joue également un rôle pionnier dans le développement de la critique d’art en Irak39. Les comptes rendus d’expositions, comme celui de Sadiq al-Hallawi40 sur l’exposition annuelle de l’Institut des Beaux-Arts (1942)41, inaugurent une tradition d’analyse critique structurée. Al-Hallawi ne se contente pas de décrire les œuvres mais interroge les évolutions artistiques dans leur contexte global, révélant les tensions entre tradition et innovation. Un autre texte sur la troisième exposition de la Société des amis de l’art (1943) souligne les défis auxquels font face les artistes irakiens, confrontés à l’opposition des conservateurs qui qualifient leurs innovations de bidʿa (innovations illégitimes)42.
Malgré son caractère confidentiel, la revue devient un outil majeur de diffusion de l’art en Irak, adoptant une approche pédagogique. Les articles sur l’évolution de la peinture française ou l’introduction du surréalisme témoignent d’une volonté de rendre accessibles les courants modernes sans en occulter la complexité. Cette transmission des courants artistiques43 s’enrichit des échanges avec les artistes polonais présents à Bagdad44, créant une dynamique d’appropriation et de réinterprétation locale des avant-gardes. Cette première expérience éditoriale, poursuivie par la revue al-Fikr al-Hadith, témoigne de la capacité de Hamoudi à créer des ponts entre les individus et les cultures.
![Illustration non signée, probablement réalisée par Jamil Hamoudi, accompagnant son texte « al-fann al-islami », publié dans <i>ʿAshtarut</i>. Légende originale : « Image trouvée sur le mur d’un bain fatimide, du côté du mur d’enceinte au Caire » [le fragment est conservé au Musée d’art islamique du Caire, consulté le 23 avril 2025, <a href="https://islamicart.museumwnf.org/database_item.php?id=object;isl;eg;mus01;26;fr">https://islamicart.museumwnf.org/database_item.php?id=object;isl;eg;mus01;26;fr</a>] et « Chien regardant un bol d’eau ». Cette image a été découverte dans un manuscrit islamique conservé dans l’une des grandes bibliothèques de Vienne. Avec l’aimable autorisation d’Ishtar Hamoudi. Photographie : Ishtar Hamoudi.](https://bop.unibe.ch/manazir/article/download/11689/version/11989/15155/57687/mazh8ag2iqxr.webp)
La scène intellectuelle bagdadienne des années 1940, décrite par Naïm Kattan (1928–2021) dans Adieu Babylone. Miroir d’un juif irakien45, témoigne d’une grande effervescence culturelle. Au Café Yasin, les discussions passionnées entre jeunes intellectuels, naviguant entre Saroyan, Hemingway et Les Mille et Une Nuits témoignent d’une génération en quête d’une modernité capable d’articuler héritage local et influences internationales. C’est dans ce contexte que Hamoudi fonde al-Fikr al-Hadith (Pensée moderne)46 en 1945 (fig. 4). Cette revue prolonge et amplifie l’expérience de ʿAshtarut, affirmant Bagdad comme un carrefour culturel où se croisent les courants artistiques mondiaux. Son sous-titre, « revue d’art et de culture libre47 » affirme son ouverture aux penseurs irakiens indépendants et son engagement au sein des débats artistiques internationaux.
Hamoudi annonce que sa revue a pour but de libérer l’art irakien des entraves du colonialisme (al-istiʿmar), du racisme (al-ʿunsuriyya), du sectarisme (al-taʾifiyya) et des traditions figées, jugées « incompatibles avec l’époque48 ». Il défend une vision artistique qui dépasse les frontières nationales (al-qawmiyya) en faveur d’une approche libre (hurra) et universelle de la modernité. La revue se veut un espace de réflexion sur l’« humanisme » (al-insaniyya) et l’« engagement » (al-iltizam) intellectuel. Dans une lettre adressée à Bishr Farès, Hamoudi évoque une « unité culturelle » (wahda thaqafiyya) arabe, visant à fusionner idées et formes artistiques pour faire de l’art un vecteur d’émancipation sociale.
La force d’al-Fikr al-Hadith réside dans sa capacité à rassembler des voix diverses autour d’un projet commun de modernité artistique. Son réseau de contributeurs illustre cette ambition. On y trouve des figures majeures de la scène irakienne, comme les poètes Muhammad Mahdi al-Jawahiri (1889–1997) et Rashid al-Nasiri (1920–1962), ainsi que l’écrivain égyptien Ismail Ahmad Adham (1911–1940) et l’artiste libanais Moustafa Farroukh (1901–1957). Le poète libanais Yusuf al-Khal (1917–1987), le journaliste polonais Ryszard Kapuściński (1932–2007), le peintre britannique Kenneth Wood (1912–2008), l’archéologue Seton Lloyd (1903–1985)49 et le poète Simon Watson Taylor (1923–2005) apportent également leurs contributions. Ces échanges stimulent la réflexion sur des mouvements tels que le surréalisme50, que Hamoudi promeut en lien avec des correspondances internationales et des analyses d’événements artistiques majeurs51.

Al-Fikr al-Hadith ne se limite pas à l’art et explore des thèmes variés tels que l’histoire, la politique et l’éducation. Ses articles défendent des causes sociales, notamment les droits des femmes, et traitent de problématiques économiques et culturelles. Plusieurs publications mettent en avant des figures féminines comme Naziha Selim52, Marie Ajami (1888–1965)53, Jamila al-Alaily (1907–1999)54 et Lamia Abbas (1929–2021)55, tout en plaidant pour des réformes éducatives, abordant des sujets tels que l’éducation56, la sexualité57 et la santé58.
L’architecture et les arts visuels occupent une place centrale, avec Hamoudi et Jewad Selim analysant des projets architecturaux59 et des performances musicales60. En parallèle, un numéro spécial intitulé Studio est dédié au cinéma, tandis que la revue explore le cinéma international, du cinéma soviétique – via un texte traduit – à l’œuvre de Charlie Chaplin61. Elle critique vivement le manque de soutien institutionnel envers le théâtre irakien62 et met en valeur les littératures francophone et anglophone, encourageant les écrivains irakiens à s’inspirer de leur propre réalité, à l’image de Balzac et Hemingway, tout en introduisant des concepts comme l’existentialisme, l’humanisme, et d’autres courants de pensées.
Les textes sur les arts visuels offrent un panorama diversifié des courants artistiques et de leur figures majeures. Ils établissent un dialogue entre traditions locales et influences internationales : Kenneth63 Wood discute de la fonction de l’art dans la société et de l’influence de l’Orient sur ses œuvres ; les analyses englobent des artistes occidentaux comme Toulouse-Lautrec64, Picasso, Matisse, Miró et Dalí. Al-Fikr al-Hadith explore ainsi l’impact de l’art islamique sur l’Europe, tout en mettant en lumière des artistes irakiens qui s’approprient ces nouvelles tendances, alors que Jewad Selim examine la fusion des racines culturelles et des techniques modernes dans l’œuvre du sculpteur yougoslave Ivan Meštrovic (1883–1962)65.
La revue joue un rôle crucial dans la reconnaissance de l’art moderne irakien, qui passe par la valorisation de la production locale et par un appel au soutien institutionnel et à une éducation artistique accessible. Cette double mission inscrit al-Fikr al-Hadith dans une dynamique de construction culturelle qui contribue à ancrer l’Irak dans les débats esthétiques contemporains. En définitive, la revue s’inscrit dans une mission de transmission et de diffusion. Elle cherche à familiariser le public irakien avec les mouvements artistiques internationaux tout en mettant en avant la production artistique nationale. La revue se positionne comme un laboratoire intellectuel qui participe à la transformation sociale et politique de l’Irak. L’expérience de Hamoudi à Bagdad, loin d’être un aboutissement, devient le tremplin d’un dialogue artistique pour une modernité artistique transculturelle qu’il élargira ensuite à Paris.
[…] Je ressentais le désir profond d’explorer des mondes nouveaux, à la recherche de rêves et d’espoirs […] Paris, ville au cœur de l’art européen, me semblait être la porte vers la chance […]66.
L’arrivée de Hamoudi à Paris en 1947 marque un tournant dans la construction de son identité artistique. Plus qu’une simple migration vers un centre artistique mondial, cette installation initie un processus complexe de négociation culturelle. Paris devient alors pour lui un espace de confrontation et de redéfinition identitaire. Dès son arrivée, il s’attache à s’intégrer dans le milieu académique et artistique en rejoignant plusieurs institutions. Il s’inscrit ainsi à l’Académie Julian, à l’École Nationale des Beaux-Arts, et poursuit des études en histoire de l’art à l’École du Louvre, ainsi qu’en archéologie orientale à l’École Pratique des Hautes Études67. Dès sa formation initiale en Irak, Hamoudi commence à puiser dans la culture irakienne pour s’émanciper du style académique au profit d’une expressivité renouvelée comme l’indique sa sculpture al-Yanbuʿ (La source) (fig. 5) qui marque une période de transition. Influencé par Maillol, Rodin et Moore, il explore de nouvelles formes dynamiques. En peinture, il enrichit son langage visuel en puisant dans l’esthétique des tapisseries du sud de l’Irak68 et la palette vibrante des arts mésopotamiens qui mêle des teintes comme l’ocre, le bleu lapis-lazuli et le rouge vermillon. Ces couleurs évoquent les céramiques et fresques de Babylone et de Ninive, témoins d’un héritage artistique remontant au deuxième et premier millénaires avant notre ère.
Après une brève période impressionniste, il s’oriente dès 1942 vers le surréalisme, devenant l’un des premiers artistes irakiens à explorer ce courant69. Son approche ne se limite pas à une simple adoption du style européen, il y intègre des références mésopotamiennes, notamment à travers des figures mythologiques, des motifs en spirale et des compositions évoquant les bas-reliefs assyriens. Il puise également dans l’héritage arabe, en incorporant des mots calligraphiés et des symboles issus de la poésie soufie comme dans son Hommage à Abu al-Alaʿ al-Maʿarri, construisant ainsi un langage visuel où modernité et tradition dialoguent.
À Paris, son rapport au surréalisme se complexifie. Bien qu’il fréquente le cercle surréaliste et participe aux rencontres de la rue du Dragon, où il côtoie notamment Jacques Hérold et Henri Michaux, ses relations avec le mouvement se tendent rapidement. Un incident révélateur survient lorsqu’il critique une exposition de Maurice Baskine. En pleine réunion, Hamoudi exprime son scepticisme, jugeant les œuvres comme un agencement arbitraire de matières informes, dépourvues de structure ou de message. Cette prise de position provoque une confrontation, nécessitant l’intervention de la libraire pour éviter une altercation physique70. Cette rupture révèle une incompatibilité plus profonde : Hamoudi perçoit le surréalisme comme un mouvement rigide et empreint de désespoir71, incapable d’accueillir la diversité des visions artistiques. Sa rencontre avec Breton ne fait que confirmer ce sentiment d’exclusion. Bien qu’il admire l’ambition du mouvement, il refuse de se soumettre à ses dogmes.

Cette expérience résonne avec celle de Naïm Kattan, qui déplore également le manque de reconnaissance des artistes et écrivains irakiens en France72. Bien qu’accueilli dans les cercles littéraires parisiens, il réalise vite qu’il vit une « mystification » : perçu comme représentant d’une culture irakienne, juive et arabe73, son œuvre n’est pas reconnue à sa juste valeur. Cette prise de conscience lui révèle deux aspects cruciaux : la richesse insoupçonnée de sa culture d’origine et la relativité d’un savoir occidental souvent enfermé dans ses propres cadres. Comme Kattan, Hamoudi veut dépasser la simple opposition entre Orient et Occident pour développer une synthèse personnelle. Ce n’est pas nouveau dans sa pratique, c’est même quelque chose qu’il apporte avec lui.
À Paris, Hamoudi n’est pas le premier à intégrer l’histoire et le patrimoine dans une démarche artistique contemporaine. Il est cependant le premier artiste irakien en France à le faire de manière aussi consciente. Il réinterprète ainsi son héritage culturel de manière originale, en revisitant et en revitalisant ses références à partir de l’intérieur de sa propre tradition. Ce retour aux sources, loin d’une simple citation esthétique, s’inscrit dans une continuité vivante, notamment à travers le recours aux lettres arabes qui deviennent un pont entre passé et présent, entre identité et universalité.
C’est par la réinvention de la lettre arabe comme un élément plastique, ce qu’on appellera ultérieurement la Hurufiyya, que Hamoudi va pouvoir créer au-delà d’une modernité définie par l’Occident, et illustrer une identité culturelle profondément liée à son pays tout en étant « créativement moderne »74. Dès 1947, il devient un précurseur du mouvement Hurufi75, qui transforme la relation entre écriture et abstraction. Ce mouvement marqué par la réappropriation de la lettre arabe, émerge au Moyen-Orient et au Maghreb à partir des années 1940. Des artistes comme Madiha Omar (1908–2005)76 et ou Omar Waqialla (1925–2007)77 contribuent à cette approche, alliant géométrie et écriture. En 1971, la création à Bagdad du Groupe Une seule dimension (al-bu‘d al-wahid), marque l’officialisation théorique du mouvement, affirmant son exploration des potentialités esthétiques de la lettre arabe78.
L’installation de Hamoudi à Paris catalyse une transformation dans sa pratique artistique. Face à ce qu’il décrit comme une « civilisation de la machine »79, il interroge les effets de l’industrialisation et du capitalisme sur la société moderne, perçus comme un progrès technique souvent déconnecté du spirituel. Cela nourrit sa réflexion sur l’art, où il réaffirme la lettre arabe comme une « valeur patrimoniale liée au climat spirituel oriental80 ». Pour lui, la lettre devient un espace de résistance culturelle, comme le revendique le Palestinien Kamal Boullata (1942–2019) : « Là où la nature est absente, commence le mot81. » En l’absence de territoire, l’écriture construit l’identité. Le poète Mahmoud Darwich souligne également ce lien : « Je suis ma langue [ana lughati]82 », mettant en avant la langue comme refuge de l’identité.
Pour Hamoudi, la lettre arabe ne saurait être réduite à un élément décoratif, il la considère comme une composante vivante de son identité culturelle. « La lettre est une base fondamentale, avant même d’être des mots et une culture spécifique83 », dit-il. Il évoque un « retour à l’authenticité », où la lettre devient un vecteur d’expression enraciné dans les civilisations arabes. La lettre arabe transcende sa fonction graphique et devient un médium esthétique et spirituel. Il affirme : « Les lettres possèdent des valeurs spirituelles qui, même dans leurs formes les plus simples, pénètrent la psyché humaine84 ». En rejetant la vision réductrice de l’héritage arabe comme simple ornement, souvent adoptée par les critiques occidentaux, il défend une abstraction ancrée dans une « nécessité intérieure », où technique et sensibilité se rejoignent.
L’exil donne une coloration particulière à ce travail sur la lettre arabe. Il décrit sa démarche comme une « supplication et prière », répondant à un vide ressenti face à la vie européenne. Cette expérience de l’exil nourrit sa pratique, l’inscrivant dans une quête plus vaste partagée par de nombreux artistes arabes de l’époque, dans le contexte des luttes culturelles post-indépendances85.
Son immersion dans les manuscrits arabes anciens86 à la Bibliothèque nationale de France, notamment les Maqamat dʿal-Hariri illustrés par le peintre du XIIIe siècle Yahya al-Wasiti87, nourrit sa réflexion sur la modernité. Pour lui, celle-ci ne rompt pas avec le passé, mais dialogue avec l’héritage visuel arabe. Cette exploration l’amène à développer un langage plastique qui, tout en étant contemporain, tire sa force des traditions culturelles arabes. Son œuvre participe ainsi à un renouvellement artistique où la calligraphie arabe devient un vecteur d’innovation. La flexibilité de la lettre lui permet d’explorer de nouvelles possibilités plastiques, affirmant sa pertinence dans l’art contemporain. En intégrant cet héritage à des formes modernes, il ne réagit pas simplement à un courant dominant, mais affirme une vision singulière où la tradition est un levier d’expérimentation. Son travail répond aux enjeux de son époque : redéfinir les identités culturelles dans un monde globalisé et donner une visibilité aux artistes issus de contextes coloniaux.
Hamoudi expose ses recherches au Salon des Réalités Nouvelles et à la galerie Voyelles en 1950 (fig. 6), puis chez Colette Allendy en 1951. Dans ses compositions, il mêle abstraction et expression personnelle, cherchant l’harmonie entre figures géométriques et lignes inspirées de l’écriture arabe. On y retrouve l’influence du cubisme, avec des formes qui semblent déconstruites et rassemblées dans une composition maîtrisée, évoquant une esthétique fragmentée.
Les lignes noires dans ses créations apportent une structure dynamique, conférant aux formes une force visuelle. Les couleurs vives qu’il utilise, comme le rose, le jaune et le bleu, créent un contraste saisissant, qui ajoute de la profondeur à son travail (fig. 7). Chaque trait devient expressif, transformant son art en un élément vivant qui véhicule des émotions et des idées. Cela confère à son œuvre une dimension actuelle, révélant toute l’énergie de son langage plastique.
Si l’œuvre de Hamoudi suscite l’intérêt de certains critiques et universitaires, elle reste encore peu étudiée de manière approfondie. L’essentiel des analyses disponibles provient du livre que lui consacre Paul Balta, et à quelques recherches près, ces textes constituent les seules sources existantes sur le sujet. Louis Massignon (1883–1962) et Jacques Berque (1910–1995), deux spécialistes du monde arabe, s’intéressent à son travail. Massignon souligne comment Hamoudi intègre des éléments de la calligraphie arabe dans son œuvre. Berque met en lumière la profondeur de l’arabesque qu’il explore, mêlant abstraction et couleurs, tout en restant fidèle à l’essence de la culture arabe. D’autres analyses émergent de son cercle professionnel, comme son professeur Raymond Bayer (1898–1959) et le critique d’art irakien Jabra Ibrahim Jabra (1919–1994). Bayer souligne l’influence de ses origines irakiennes, décrivant ses œuvres comme imprégnées de mystère et d’envoûtement, à l’image de Bagdad et de ses mosquées.
Jabra, quant à lui, souligne l’importance du parcours de Hamoudi. Installé en France depuis 1947, il a joué un rôle majeur dans la quête d’une identité artistique irakienne moderne, notamment en dirigeant une revue d’avant-garde. Parti du surréalisme, il s’est imposé comme un pionnier de l’art abstrait en Irak. D’autres critiques, comme Robert Vrinat (1920–2014) et Roger van Gindertael (1899–1982)88, s’intéressent à la manière dont Hamoudi navigue entre surréalisme et abstraction.


Vrinat souligne l’influence croissante de l’écriture dans son art, tandis que Bayer met en avant l’harmonie chromatique qui caractérise son travail. Son œuvre est également saluée dans des gazettes et revues annonçant l’émergence d’une « école arabe d’art », selon les termes du New York Herald Tribune. Ce dernier met en avant son originalité et son influence orientale, tandis que La Gazette de Lausanne souligne la poésie de son alliance entre abstraction et couleur. De son côté, Combat insiste sur la puissance artistique de ses compositions89.
Malgré ces marques d’estime, son travail ne bénéficie pas d’une reconnaissance institutionnelle à la hauteur de son engagement artistique. C’est notamment à travers la revue Ishtar que Hamoudi cherche à élargir le regard porté sur l’art et la littérature de l’Orient, avec une attention particulière à l’Extrême-Orient. La revue propose un espace d’analyse et de réflexion sur les dialogues artistiques et culturels entre l’Orient et l’Occident, en réponse à une critique encore peu ouverte aux expressions extra-occidentales.
Ishtar, fondée en 1958, marque une évolution de plus dans le parcours parisien de Hamoudi (fig. 8). Déjà reconnu comme peintre, il étend son champ d’action avec cette revue qui dépasse le simple rôle de vitrine90. Elle veut contribuer à forger une modernité qui ne se définit plus en opposition à l’Occident. Son nom, inspiré de la déesse mésopotamienne, symbolise création, renouveau et résistance culturelle. Dès son premier numéro, la revue adopte une posture critique en déconstruisant les discours qui séparent l’Orient et l’Occident91 (fig. 9). Son sous-titre, « Pour une meilleure compréhension entre Orient et Occident », traduit une double volonté : favoriser le dialogue tout en questionnant les déséquilibres culturels. La revue dénonce l’asymétrie des échanges artistiques et intellectuels, conditionnés par des rapports de pouvoir économiques et politiques, et milite pour un dialogue libéré de ces clivages.
Malgré un tirage incertain, Ishtar se distingue par la diversité et le prestige de ses contributeurs : intellectuels, diplomates, critiques d’art et historiens tels que Pierre Baranger (1900–1971), Henry Corbin (1903–1978), Jacques Berque, Nasrollah Entezam (1900–1980)92, Bashir El-Bakri93, Denys Chevalier (1921–1978), Jean–Jacques Lévêque (1931–2011) et Odette du Puigaudeau (1894–1991)94.

La revue accorde aussi une place aux femmes à des postes clé et met en avant des contributions féminines qui enrichissent le débat intellectuel. Sur treize numéros, Ishtar aborde l’art, la littérature, l’histoire et la philosophie avec une approche interdisciplinaire. L’art y occupe une place centrale, avec des analyses sur l’abstraction et les interactions entre Orient et Occident.
Des auteurs comme Mitsusada Fukasawa (1925–1991)95 et Kiichirō Kanda (1897–1983)96 interrogent la réception de l’art japonais en Europe, tandis que Lazar Trifunović (1929–1983)97 et Jabra Ibrahim Jabra étudient les développements artistiques de leur pays. La revue met en lumière des figures majeures telles que Jacques Villon (1875–1963), Vieira da Silva (1908–1992), Mark Tobey (1890–1976), Marino Di Teana (1920–2012), Cousins (1916–1992)98, Key Sato (1906–1978)99.

Le volet littéraire est tout aussi ambitieux. Ishtar accueille des textes de Kateb Yacine (1929–1989)100, Philippe Adler (1933–2023), ou encore Marie Raymond (1908–1989) et Pierre Gueguen (1889–1965), tout en analysant l’influence de l’Orient sur Goethe et la pensée de Jiddu Krishnamurti (1895–1986)101 et Rabindranath Tagore (1861–1941)102. Elle aborde aussi des thèmes historiques et culturels variés : l’islam au Pakistan, l’architecture almohade, la vie intellectuelle du Sahara ou encore l’évolution socio-économique de l’Irak et de la Yougoslavie, l’Exposition universelle de Bruxelles (1958) et la 29e Biennale de Venise (1958).
Plus qu’un espace d’observation, Ishtar conteste les normes artistiques établies et interroge les critères de reconnaissance artistique. L’article de Denys Chevalier sur la sculpture américaine (no. 4) met en évidence les biais institutionnels qui influencent la visibilité des artistes, tandis que Michel Seuphor (no. 5) analyse l’art allemand d’après-guerre, soulignant sa résilience et l’importance d’un esprit démocratique en création. La revue explore les hybridations culturelles plutôt que d’opposer des traditions figées. L’étude de l’art japonais (no. 1) démontre que les artistes ne se contentent pas de s’inspirer de l’Europe, mais intègrent ces influences dans une dynamique originale. De même, Hamoudi (no. 1) analyse l’architecture irakienne comme une fusion d’apports extérieurs et de spécificités locales. Le cosmopolitisme artistique, pour Ishtar, ne se réduit pas à une simple célébration de la diversité, mais s’analyse comme un processus d’appropriation et de transformation. La revue propose une lecture décentrée des savoirs artistiques, interrogeant la place des marges dans la modernité. L’article de Robert Vrinat, « À la XXIXe Biennale de Venise : confrontation de l’Orient et de l’Occident » (no. 4), s’inscrit dans cette perspective en explorant les dynamiques d’échanges et d’influences réciproque entre l’Orient et l’Occident dans le domaine des arts visuels, tout en soulignant les défis et les opportunités que cela représente pour les artistes issus de cultures non occidentales.
Ishtar accorde une place centrale à l’abstraction, une orientation qui témoigne d’une volonté d’explorer un langage visuel susceptible de transcender les frontières culturelles et stylistiques. Elle met en lumière des artistes tels que Louise Janin, dont l’œuvre s’inspire de la spiritualité extrême-orientale et des courants du symbolisme et du musicalisme103, ou encore François Morellet (1926–2016), qui puise dans les arabesques de l’Alhambra. Nicolas Schöffer (1912–1992) expose le spatiodynamisme, tandis qu’Étienne Béothy (1897–1961) défend une conception fondée sur l’essence et la simplicité primordiale, en opposition aux contingences et à la superficialité. Roberta González (1909–1976), quant à elle, perçoit l’art abstrait comme un médium de transcription des émotions et de l’expérience vécue.
En dépit de ses ambitions novatrices, Ishtar révèle certaines tensions inhérentes à son projet. Si elle conteste l’hégémonie occidentale, elle reste liée aux réseaux de reconnaissance européens, naviguant entre critique et participation. En valorisant des artistes comme Nicolas Schöffer et François Morellet, elle s’ancre dans des dynamiques dominantes tout en s’en servant comme levier pour affirmer une vision autonome. Plus qu’un simple espace de documentation, Ishtar se veut un laboratoire théorique où s’élaborent de nouvelles grilles de lecture de la modernité, dont la pertinence résonne encore dans les débats sur la mondialisation de l’art.
L’étude du parcours de Jamil Hamoudi met en évidence la manière dont il participe à la construction d’une modernité plurielle, où la richesse de son héritage culturel s’entrelace avec les avant-gardes occidentales, suggérant que la définition même de la modernité échappe à toute frontière géographique ou culturelle. Cependant, cette inscription dans la modernité s’avère ardue au sein de l’École de Paris, où les artistes du Moyen-Orient comme d’autres aires géoculturelles, bien que participant activement à la scène, n’ont pas toujours trouvé une reconnaissance durable ni une véritable postérité dans les récits dominants de l’art moderne.
Loin de se conformer à cette réalité, Hamoudi forge une pratique artistique et intellectuelle qui échappe aux alternatives réductrices de l’inclusion ou de la marginalisation. Sa contribution majeure, à travers la Hurufiyya et la revue Ishtar, ne se limite pas à un « dialogue » entre Orient et Occident – notion qui suppose une symétrie illusoire – mais se situe dans l’affirmation d’une modernité artistique autonome. En transformant la lettre arabe en médium plastique, il ne cherche pas à enrichir une modernité dictée par l’Occident : il agit en tant qu’acteur de la modernité qu’il participe à faire vivre grâce à son héritage culturel. Avec la revue Ishtar, Hamoudi fait de même. En mettant en avant des penseurs comme Jabra et son analyse de l’art irakien de l’époque (no. 12–13), ou en proposant une lecture du Monument de la Liberté de Jewad Selim (no. 12–13) par des critiques irakiens, il ne se contente pas de documenter la production artistique extra-occidentale. Il la positionne dans un cadre autonome, où les œuvres ne sont plus perçues comme de simples synthèses entre tradition et modernité, mais comme des expressions originales et contemporaines d’une pensée esthétique propre.
Ishtar se distingue par sa capacité à offrir une nouvelle perspective sur les échanges artistiques internationaux, en remettant en question les structures de pouvoir qui les sous-tendent. Au lieu de simplement documenter les hybridations culturelles, la revue propose une réflexion critique sur les échanges artistiques internationaux, anticipant certaines des dynamiques de l’histoire globale de l’art et des questionnements qui nourriront plus tard les études postcoloniales. Cela montre comment les artistes prennent une part active dans la construction d’une modernité plurielle, en réinterprétant les influences occidentales à partir de leurs propres référents culturels et historiques.
Relire l’expérience parisienne de Hamoudi aujourd’hui permet de repenser la rencontre manquée entre Paris et les artistes non-occidentaux, ainsi que le rôle que la capitale française aurait pu jouer dans la reconnaissance d’une modernité véritablement plurielle. Plutôt que de devenir un carrefour où se redéfinissent les contours de la modernité à partir de multiples traditions, Paris a imposé un modèle réducteur, où les artistes arabes et du Moyen-Orient ont souvent eu du mal à trouver leur place. Le parcours de Hamoudi nous montre que la modernité, loin d’être un phénomène homogène, aurait pu, à cette époque, être façonnée par une pluralité de voix et de perspectives. L’histoire globale de l’art moderne ne doit pas se limiter à l’intégration de ces artistes, mais doit leur reconnaître leur rôle dans la redéfinition des formes et des canons esthétiques. La véritable mondialisation de l’art, qui inclut et valorise ces apports, reste à écrire.
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