Ahmed Hajeri is a French artist of Tunisian origin who lives and works in Paris. Born in 1948 in the village of Tazarka, in the Cap Bon region, he grew up in a very modest rural family. Orphaned at a young age, he initially trained as an electrician before moving to France at twenty. In Paris, while working as an electrical assembler, he applied for a draftsman position with the architect Roland Morand, who collaborated with Jean Dubuffet. Recognizing Hajeri’s talent, Morand introduced him to art and paved the way for him to become a painter. Following his 1978 debut exhibition at Galerie Messine, Hajeri fully embraced his artistic career. He gained early recognition from both audiences and Tunisian institutions during his first Tunis exhibition at Galerie Médina in 1985, later participating in numerous international shows. His works are now part of French public collections (CNAP), the Institut du monde arabe in Paris, the National Fund of the Ministry of Cultural Affairs of Tunisia, as well as private collections worldwide. Without formal academic training, Hajeri has developed a distinctive oeuvre that transcends trends, existing at the intersection of the real and the imaginary. His compositions feature floating figures, an anthropomorphic bestiary, and elements of Carthaginian civilization. Drawing inspiration from childhood memories and dreamlike states, he creates paintings, drawings, and poems imbued with imagination and mystery. This portrait, based on interviews and unpublished archives, chronicles the artist’s journey between Tunis and Paris, examining the themes and influences that have shaped his work and its critical reception.
Contemporary painter, Non-academic, Paris, Tunisia, Dream, Poetry
This essay was received on 6 March 2025 and published on 14 May 2025 as part of Manazir Journal vol. 6 (2024): “Les artistes du Maghreb et du Moyen-Orient, l’art abstrait et Paris” edited by Claudia Polledri and Perin Emel Yavuz.
Si les artistes et les avant-gardes issus du monde arabe ont manqué en leur temps de la reconnaissance institutionnelle et de la visibilité muséale accordées à leurs pairs, tenants des courants de l’art moderne et contemporain occidental, des manifestations d’envergure internationale récentes comme la 60e Biennale de Venise intitulée Foreigners Everywhere [Étrangers partout] (20 avril–24 novembre 2024) ou l’exposition Présences arabes. Art moderne et décolonisation. Paris, 1908-1988 (5 avril–25 août 2024) au Musée d’Art moderne de Paris, témoignent d’un intérêt croissant pour la réévaluation de leur place dans l’histoire de l’art.
Parmi les figures marquantes et singulières dont la carrière s’est construite au contact de l’art et des réseaux parisiens, révélées par cette exposition, la trajectoire du peintre français d’origine tunisienne Ahmed Hajeri, est emblématique de l’attrait que Paris a exercé sur les artistes venus du Maghreb et du Moyen-Orient en quête d’accomplissements. Elle atteste également du rôle que ce centre historique et multiculturel a joué dans la découverte d’œuvres entrées dans les collections nationales françaises avant d’être connues, acquises et exposées par les institutions publiques et privées du pays natal de leurs auteurs et, au-delà, à l’échelle internationale.
Ce portrait d’Ahmed Hajeri, réalisé à partir d’entretiens conduits à son atelier parisien du Marais en 2024 et d’archives inédites, vise à présenter son parcours artistique et personnel entre Tunis et Paris, les thèmes et influences qui ont irrigué son œuvre, et sa réception critique.
Loin de l’effervescence artistique à laquelle il allait se confronter en quittant la Tunisie pour la France en août 1968, Ahmed Hajeri, né dans le village de Tazarka au Cap Bon en 1948, grandit au sein d’une fratrie de cinq enfants dans une famille rurale de condition modeste. Dans cet environnement rural, entouré de jardins et d’animaux, il s’imprègne des traditions orales auprès d’une voisine conteuse. Au décès de son père, tisserand, sa mère le confie, à l’âge de huit ans, avec ses deux jeunes frères, au pensionnat d’État de Carthage Les enfants de Bourguiba1. Il est ensuite orienté vers un établissement technique de La Goulette, où il obtient un Certificat d’aptitude professionnelle (C.A.P.) d’électricité en 1967. Malgré l’absence de formation artistique et littéraire, il nourrit dès l’enfance un goût pour la poésie et le dessin inspiré de son observation quotidienne de la mer, et d’une propension à s’évader dans un monde imaginaire. Avide d’une émancipation familiale, économique et sociale, Hajeri, une fois diplômé, rejoint le sud de la France (Marseille, Lyon puis Hyères) avant de s’établir à Paris un an plus tard. Il obtient un emploi de câbleur électrique dans une usine de Courbevoie en 1969 et réside dans un hôtel pour travailleurs immigrés à Gennevilliers pendant deux ans.
Éloigné des cercles influents du milieu de l’art parisien, c’est en répondant à la publication d’une annonce ouverte aux débutants, afin de compléter ses revenus, qu’Hajeri parvient à intégrer comme dessinateur le bureau d’architecture de Roland Morand en 1973. Peintre et architecte cultivé, diplômé de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris, Morand a concouru pour la réalisation du Centre Georges Pompidou et collaboré à des projets de Jean Dubuffet, comme son exposition personnelle Le Cabinet Logologique au Centre national d’art contemporain (CNAC) à Paris, du 14 avril au 11 mai 19702. Bien qu’Hajeri n’ambitionne alors pas de devenir artiste, sa créativité va éveiller l’intérêt de Morand, lui faire gagner l’estime de Dubuffet, de conservateurs de musées et de galeristes renommés, et lui ouvrir la voie d’une carrière artistique.
Hajeri cumule assidûment son emploi d’électricien à l’usine pendant la journée et de dessinateur en architecture le soir et occasionnellement le week-end. Un jour de mai 1973, alors qu’il dessine spontanément, Morand le surprend et découvre un dessin jeté à la hâte, de peur d’être renvoyé3. Impressionné par la qualité et la ressemblance formelle avec le style de Dubuffet – sans qu’Hajeri n’en ait eu la moindre connaissance –, Morand conserve précieusement son dessin et lui confie un carnet de croquis. Il lui propose de quitter l’usine et de l’employer à temps complet, lui permettant de développer son art sur ses heures de travail. Cet événement marque un tournant décisif dans la vie d’Hajeri qui, libéré de son métier d’ouvrier, peut s’investir pleinement dans la création.
La même année, Morand prend l’initiative d’apporter les premiers carnets de dessins d’Hajeri à Dubuffet, aussi théoricien de l’art brut. Dans un courrier adressé à Morand le 12 novembre 1973, Dubuffet écrit : « Merci, mon cher Roland Morand, de votre aimable lettre du mois dernier et des dessins de l’électricien tunisien ; ils sont intéressants4. » Dubuffet prend le soin de découper et de conserver un dessin au stylo du premier carnet, représentant une paire de lunettes, et invite Hajeri à le rencontrer dans ses ateliers du 14e arrondissement de Paris et de Périgny-sur-Yerres. Lors de ces deux rencontres organisées par Morand, Dubuffet encourage Hajeri à cultiver son originalité et sa spontanéité acquises hors du cadre des écoles et l’assure du soutien et de l’aide qu’ils vont lui apporter pour devenir peintre.
Morand devient son mentor et son professeur. Dans son bureau parisien de la rue du Temple, devenu l’actuel atelier d’Hajeri, il lui donne des cours quotidiens de français, lui fournit des matériaux, des couleurs acryliques et lui prépare des toiles marouflées sur panneaux. Il lui enseigne les techniques picturales, telle la peinture à l’œuf, le cercle chromatique et ses gradations. Il l’initie à l’histoire de l’art, lui fait découvrir les musées, galeries, expositions comme les films. Il lui fait connaître l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris où Hajeri assiste à un cours de dessin d’après modèle. Morand l’invite à une représentation de La Flûte enchantée de Mozart à l’Opéra de Paris, lui montre le plafond du Palais Garnier peint par Chagall, et lui offre un livre de cet artiste auquel Clara Malraux l’avait comparé et dont il ignorait l’existence. En 1976, ils voyagent en Italie, à Venise et Trieste en passant par Milan, Brescia, Padoue et Vicence pour contempler les musées de peinture ancienne et les fresques de Tiepolo à la villa Valmarana de Palladio. Loin de l’enseignement dispensé aux beaux-arts, Morand, féru d’art abstrait et de cubisme, lui laisse toute liberté dans son apprentissage sans jamais l’influencer. Au gré de ses visites, Hajeri se forge sa propre culture artistique et devient un fervent admirateur des peintres de la modernité tels que Matisse, Dufy, Picasso, Braque, Gris, Modigliani, Chagall, Brauner, Balthus ou Chaissac, autant que de la peinture renaissante italienne et de Léonard de Vinci.
À l’issue de ces années de formation, Morand convie d’éminentes personnalités du monde des arts à voir les premiers tableaux d’Hajeri à son atelier. Parmi elles figure Jean-François Jaeger, directeur de la galerie Jeanne Bucher, engagée dans la promotion des avant-gardes depuis 1925. On peut aussi citer Germain Viatte, conservateur au Musée national d’art moderne – Centre Georges Pompidou (dont il devient le directeur puis le président dans les années 1990) ; François Mathey, conservateur au Musée des Arts Décoratifs et fondateur du Centre de création industrielle qu’il dirige lors de son intégration au Centre Pompidou de 1972 à 1976 ; Blaise Gautier, membre fondateur et directeur du CNAC, créé en 1967 à l’instigation d’André Malraux, ministre de la Culture du général de Gaulle, afin de constituer le Fonds national d’art contemporain (FNAC) ; comme Clara Malraux, écrivaine et ancienne épouse du ministre.
Morand constitue un dossier qu’il présente, en même temps que l’artiste, à plusieurs des grandes galeries exposant à la Foire internationale d’art contemporain de Paris en octobre 1977. Une collaboration décisive s’inaugure avec Thomas Le Guillou (1945–2024), qui dirige avec son associée américaine Jennifer Pinto Benzaken, la galerie Messine située sur l’avenue du même nom. Ils y exposent de grands noms de la peinture moderne et d’après-guerre dont de Staël, Kupka ou Chaissac. Une visite à l’atelier d’Hajeri les jours suivants les convainc de programmer sa première exposition personnelle à la galerie Messine en février–mars 1978. « Lorsque je fis la connaissance d’Ahmed Hajeri, je n’eus pas beaucoup à réfléchir sur l’opportunité d’engager ma responsabilité de marchand de tableaux tant l’authenticité, la fraîcheur, l’invention, l’originalité et la qualité du travail étaient évidentes5 », explique Le Guillou. Dans le catalogue d’exposition, en prélude aux cinq tableaux reproduits accompagnés de poèmes de l’artiste, il évoque les sources de son inspiration : « un vocabulaire plastique personnel imprégné d’une tradition orale propre à la culture arabe lui permet de chanter allégories et légendes. »6 L’exposition connaît un vif succès commercial et suscite l’engouement de Germain Viatte qui achète pour l’État en 1978 Rêve au Jardin des Délices7, 1975 (fig. 1) conservé au Centre national des arts plastiques (CNAP), et exposé au Musée d’Art moderne de Paris en 20248.

L’entrée d’Hajeri sur le marché de l’art l’amène à rencontrer plusieurs galeristes parisiens prestigieux. Jean-François Jaeger de la galerie Jeanne Bucher, Claude Bernard et Louis Carré manifestent chacun leur intérêt pour son œuvre mais la collaboration engagée avec Thomas Le Guillou empêchera l’aboutissement de futurs projets. Pauline de Mazières, qui rencontre Hajeri à Paris, formule aussi le vœu, dès les années 1980, de l’exposer dans l’institution pionnière de la vie culturelle marocaine, la galerie L’Atelier qu’elle a fondée à Rabat en 1971, sans que cela ne puisse se concrétiser9. En outre, l’affiliation de l’artiste à la galerie Messine rompt, dès 1978 et définitivement, ses liens avec Dubuffet qui souhaitait le voir entrer dans la galerie Jeanne Bucher avec laquelle il travaillait depuis 1964. Roland Morand adresse ainsi à Jean Dubuffet, le 19 février 1978, le catalogue de l’exposition d’Hajeri accompagné d’une lettre dans laquelle il l’invite à rencontrer le peintre mais Dubuffet ne visite pas l’exposition et ne donne pas suite à sa sollicitation10.
Malgré le choc de la disparition de Roland Morand, survenue soudainement le 10 mars 1979 des suites d’une péricardite, Hajeri, soutenu par Thomas Le Guillou et ses proches, en premier lieu sa femme Saïda épousée en 1976 et leur fils aîné Wassim né en janvier 1979, poursuit son œuvre et entretient le réseau qu’il avait constitué autour de lui. À la succession de Morand, il rachète le bureau où il peignait et travaillait sous sa conduite pour en faire son unique atelier. Plusieurs expositions s’ensuivent à la galerie Messine en 1982, 1986 et 1988 et le confirment dans son statut de peintre à part entière sur la scène artistique parisienne. Dans un article publié dans la revue L’Œil, reproduit dans le catalogue d’exposition de 1982, le critique d’art Pierre Brisset relève « la douceur, la tendresse, la poésie, le rêve », « les sensuelles arabesques », « des images toutes simples et naïves […], tout un univers surgi du fond des âges, tout un bestiaire fantastique né de la fusion de l’imagination et de la mémoire11 ». Au-delà de l’apparente naïveté, Le Guillou souligne, dans l’article « L’Eden de Hajeri » paru dans Le Courrier des Galeries à l’occasion de sa quatrième exposition Hajeri. Œuvres récentes à la galerie Messine du 25 février au 31 mars 1988, la dimension universelle et métaphysique sous-jacente de sa peinture :
Toute la puissance de l’artiste consiste à transposer le drame particulier à un niveau collectif, ou mieux encore, universel. […] Même s’il connaît le secret des couleurs, même s’il a trouvé son style, Hajeri reste livré au doute, à la remise en question et au vertige d’être. Son œuvre se propose comme une quête métaphysique inséparable d’une quête plastique12.
D’autres expositions de la galerie Messine sont organisées conjointement avec des galeries internationales. En 1988, la galeriste Phyllis Kind, active défenseuse de l’art brut et du Folk Art américain présente dans sa galerie de Soho à New York, avec Jennifer Pinto Benzaken qui s’y est installée, une exposition incluant Hajeri et Scottie Wilson, peintre d’art brut écossais collectionné par Picasso, Dubuffet et Breton.
À l’époque, je ne savais pas ce que signifiait être « artiste ». Roland Morand m’a fait connaître la galerie Messine qui a exposé Nicolas de Staël, Charles Lapicque, Gaston Chaissac, des artistes célèbres. Cette exposition m’a ouvert des portes et beaucoup de gens sont entrés en contact avec moi, des peintres, des critiques d’art. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à comprendre ce que voulait dire être artiste, à connaître la valeur d’un artiste. Après, Thomas Le Guillou m’a exposé à New York, où sa directrice avait une galerie. Tout a été vendu à des collectionneurs privés13, explique Hajeri.
La renommée d’Hajeri et la réussite des expositions de la galerie Messine attirent l’attention de l’ambassadeur de Tunisie en France qui en informe Alya Bouderbala Beschaouch, fondatrice de la première galerie d’art privée dans la médina de Tunis en 1984. Celle-ci rencontre Hajeri à son atelier parisien et décide, grâce au concours déterminant de Thomas Le Guillou, d’organiser la première exposition de l’artiste en Tunisie sous le titre Ahmed Hajeri au pays des merveilles. L’exposition ouvre en mars 1985 à la Galerie Médina, abritée dans le palais familial Dar Bouderbala, érigé au XIXe siècle, où Hajeri exposera régulièrement jusqu’en 2006. La présentation de quarante-sept peintures recueille un franc succès public et critique14. En témoigne l’éloge éloquent de Mahmoud Messaâdi, écrivain, président de l’Assemblée nationale (1981–1987) et ancien ministre des Affaires culturelles (1973–1976), également natif de Tazarka, venu à l’inauguration :
J’ai assisté au vernissage de l’exposition de l’artiste unique qu’est Ahmed Hajeri : et j’ai conçu une admiration sans réserve pour les œuvres de ce peintre, que certains qualifient d’autodidacte. […] Grâce à l’originalité de son art, à la spécificité de son imagination, et à son sens de la forme et de la couleur, il transcende cette qualification pour accéder à un niveau d’expression, dont ne peut rendre compte la logique de l’analyse. […] Tout ce qu’il a peint, imaginé, réalisé, il l’a tiré des tréfonds de son moi, de son être unique15.
Hajeri, lui-même impressionné par l’accueil qui lui est réservé et le goût des Tunisiens pour l’art, reconnaît l’importance de l’événement qui fait figure de retour aux sources :
L’exposition a été pour moi une expérience fondamentale. Si les Tunisiens ont découvert Hajeri, Hajeri a découvert les Tunisiens. En toute sincérité, j’avais une tout autre idée du monde des arts tunisiens. Je ne le connaissais pas du tout. Durant cette exposition, j’ai découvert la vraie Tunisie16.
Dans le catalogue, les auteurs mettent en exergue la filiation du peintre avec sa culture originelle. Le Guillou évoque le « fabuleux talent de conteur-plasticien » et la « nostalgie » des souvenirs vécus qui apparaît dès les premières peintures, comme « la trame secrète de son univers ». « Monde réel ou irréel ? Tantôt l’un, tantôt l’autre, Hajeri ira jusqu’à fusionner les deux pour mieux atteindre « sa vérité17 », analyse-t-il. Pour l’historienne de l’art Sophie El Goulli, « Ahmed Hajeri vit à Paris mais sa peinture n’en porte aucune trace. Sauf par la possibilité que cette capitale cosmopolite offre à tout artiste de déployer ses recherches à tous vents et de pouvoir – la distance aidant – exacerber ce qu’il porte profond en lui. Ici l’Orient où Hajeri se ressource18 ». Si Hajeri s’est confronté aux œuvres majeures de la peinture occidentale moderne et s’est révélé artiste à Paris, la mémoire de ce qu’il a observé dans son enfance, le patrimoine culturel et son environnement tunisien fondent la genèse de son vocabulaire pictural. « Je suis attentif à tout. Aux petits détails comme aux grands. La terre, les étoiles, les vieux, les choses… Et comme je suis un artiste, je me dis : tiens, j’ai vu ça et je rêve. Les idées viennent et ressortent à Paris. On peut dire que je vide le sac à Paris et que je remplis en Tunisie19 ».
L’apparition très remarquée de l’artiste dans la sphère artistique tunisienne inaugure une série d’expositions à la galerie Médina qui bénéficient d’échos médiatiques favorables. Dans l’article qu’elle lui consacre à l’occasion de son exposition en novembre 1988, Aïcha Filali, plasticienne et nièce de l’artiste Safia Farhat, reconnaît l’originalité de l’art d’Hajeri, qui s’est essentiellement forgé hors de tout modèle culturel :
Parler de la peinture de Hajeri ne ferait qu’alourdir une expression originale, radicalement libre. […] Ceux qui sont épris de références la décrivent comme une synthèse de Chagall, Léger, parfois Matisse ou Modigliani. Il est certain que Hajeri a bien vu toutes ces factures qui l’ont précédé. Mais il les a vues de l’œil du peintre qui oublie, se rappelle, synthétise, mélange et s’exprime selon sa voix (voie) originale irréductible. Par-delà toutes ces considérations pseudo-culturelles, ce qu’il faut retenir de l’expérience de Hajeri, c’est que c’est quelqu’un qui a trouvé sa voie. Et quelle que soit l’importance des personnes qui l’ont aidé et qui ont cru en lui, ceux-ci n’ont été que des révélateurs de cette voie20 .
Alya Beschaouch organise une exposition personnelle de l’artiste en 1991 puis deux autres hors de la galerie Médina, à Sidi Bou Saïd. La première, Les Créations récentes d’Ahmed Hajeri, se déroule en octobre 1992 au Musée de Sidi Bou Saïd. Dans l’article « Hajeri à Sidi Bou Saïd », Sophie El Goulli associe l’artiste au poète et au musicien qui décline ses thèmes et figures hybrides en d’infinies variations :
Depuis la première exposition à la galerie Médina à qui nous devons la découverte et la consécration en Tunisie de Ahmed Hajeri, on a beaucoup écrit sur cet enfant du Cap-bon qui – miracle de la vocation – naît à la peinture à Paris. […] Peintre naïf, artiste à cheval sur le merveilleux (Hajeri au pays des Merveilles) et le fantastique, créateur, poète, conteur… […] Une fois entré dans le monde merveilleux, émerveillé, heureux et inquiétant (aussi) de Hajeri, […] voire angoissant parfois […]. Une fois apprivoisés ces êtres qui portent en eux toute l’humaine condition, c’est-à-dire leur animalité, comme leur végétalité, comme leur minéralité (l’univers est un, il est vrai mais aussi multiple, que seul le regard de l’artiste, l’artiste poète, mage, prophète même, peut et sait découvrir, donner à voir). […] Alors s’efface l’anecdote, laissant la place première à cette symphonie de couleurs et de formes « ni tout à fait les mêmes ni tout à fait autres », comme le chante un poète musicien, Verlaine21.
La seconde exposition, en mars 1994, est réalisée avec la galerie Ammar Farhat dirigée par Aïcha Gorgi, et initialement fondée par son père Abdelaziz Gorgi, artiste membre et ancien président de l’Ecole de Tunis. Dans son article « L’harmonie originelle », le critique Hamadi Abassi remarque l’ingénuité de l’artiste :
Interrogé sur ses motivations artistiques, Hajeri se défend de tout intellectualisme : « Je ne pense pas, je me laisse guider par mon intuition ». Et de poursuivre : « Tout cela pour moi n’est qu’un jeu, réfléchi certes, mais un jeu tout de même, une manière de retrouver par la peinture une certaine innocence originelle »22.
Plusieurs manifestations et expositions collectives d’ampleur internationale contribuent à inscrire pleinement Hajeri parmi les peintres emblématiques de la scène contemporaine tunisienne. Il prend ainsi part à l’exposition rétrospective Art contemporain tunisien qui met à l’honneur trente-et-un artistes majeurs du XXe siècle, conçue dans le cadre des échanges culturels entre la Tunisie et la France, au Théâtre du Rond-Point à Paris en 198623. Aïcha Gorgi l’inclut parmi les artistes présentés par la galerie Farhat à la foire d’art contemporain Art Jonction, au Palais des Festivals de Cannes en juin 1994. L’écrivain, critique d’art et commissaire d’exposition Michel Nuridsany note alors à son propos : « la légèreté, la poésie de ses compositions enchantent24. » Hajeri contribue à l’exposition De l’Afrique à l’Afrique. Panorama de l’art contemporain africain à la Galerie Yahia de Tunis, du 28 mars au 15 avril 1994, à l’occasion de l’organisation par la Tunisie de la Coupe d’Afrique des Nations. Son tableau La Rage de vaincre, 1991 est choisi pour illustrer le carton d’invitation au vernissage. En 1998, membre du jury de la Biennale de l’art africain contemporain de Dakar « Dak’Art 98 », Ali Louati l’y expose et lui consacre un article dans la revue Cimaise « Ahmed Hajeri. Aux sources d’un “désastre” originel25 ».
L’année suivante, l’artiste participe à l’exposition itinérante Quatre artistes de Tunisie avec Rafik El Kamel, Habib Bouabana et Gouider Triki dans le cadre d’une coopération culturelle entre le Centre d’Art contemporain de Bruxelles, le Centre Wallonie-Bruxelles de Paris et la Maison des Arts de Tunis. L’exposition vise à mettre en lumière une génération d’artistes qui a œuvré pour un renouvellement de l’art, abstrait ou figuratif, indépendamment des considérations identitaires nationales tunisiennes prônées par leurs aînés de l’Ecole de Tunis, au lendemain de l’indépendance26. L’œuvre d’Hajeri figure également dans le panorama historique de la peinture tunisienne qui réunit une trentaine d’artistes, de l’École de Tunis aux jeunes générations, réalisée pour le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) de l’Organisation des Nations Unies accueilli, après sa première phase à Genève en 2003, par le gouvernement tunisien au Kram en novembre 200527.
Des expositions personnelles lui sont ultérieurement consacrées par une nouvelle génération de galeristes tunisiennes, telles que Yosr Ben Ammar, rencontrée à Paris, qui choisit Hajeri pour l’exposition d’ouverture de la Kanvas Art Gallery, dédiée à l’art moderne et contemporain tunisien, en mai 2006 : « C’est une chance de commencer avec un peintre de cette envergure. […] C’est un superbe lancement. […] Quand j’ai rencontré Hajeri, [cela] m’a encouragée à lancer ma galerie. […] Les toiles d’Ahmed Hajeri me font penser à des pièces de théâtre, ses personnages semblent raconter une histoire. »28 L’exposition est suivie d’une seconde en juin 2008 puis d’une troisième, Ahmed Hajeri. En fête, en mai–juin 2011. Deux expositions sont ensuite organisées à la galerie Kalysté de Synda Ben Khelil, également à La Soukra près de Tunis, en 2018 et 2022, avec laquelle la collaboration se poursuit.
La consécration d’Hajeri sur la scène artistique tunisienne se traduit par la reconnaissance officielle des institutions culturelles et de l’État qui l’honorent de plusieurs distinctions. Il est lauréat du Grand Prix national de Peinture, remis par le président de la République Habib Bourguiba au Palais présidentiel de Carthage dès 1985 ; du 3e Prix de la Ville de Tunis pour les arts plastiques, remis par le maire Mohamed Ali Bouleymane au Palais Kheireddine de la médina en 199929 ; et Officier de l’ordre national du Mérite culturel en 2003. Hajeri bénéficie en outre de la reconnaissance du Ministère des Affaires Culturelles, insufflée par l’action d’Ali Louati. Historien de l’art, auteur d’écrits de référence sur l’art moderne et contemporain tunisien, il dirige en particulier le Service des arts plastiques (1974–1986) et le Centre d’Art Vivant de la Ville de Tunis (CAVVT) créé au Parc du Belvédère en 1977 (1981–1990), devenu la Maison des Arts (1990–1999). Engagé dans la promotion de la création contemporaine, Louati permet l’acquisition d’un ensemble important de tableaux pour le Centre d’Art Vivant et l’organisation de la première exposition rétrospective à caractère muséal Ahmed Hajeri à la Maison des Arts de Tunis en 1997, dont il rédige le catalogue30. L’exposition dans cette institution publique placée sous la tutelle de l’Etat est constituée principalement d’œuvres issues du Fonds national d’arts plastiques du Ministère, complétée par des collections privées. Cette première publication retraçant l’ensemble du parcours artistique d’Hajeri est suivie de la monographie Ahmed Hajeri. Rêves et peinture, parue en 2008. Dans sa préface, le Ministre de la Culture Mohamed El Aziz Ben Achour souligne l’importance de l’artiste dans le paysage artistique tunisien : « Il est remarquable […] que la liberté d’inspiration et la spontanéité de l’expression soient servies par un métier d’une rare maîtrise, faisant de Hajeri un de nos meilleurs plasticiens et, à ce titre, un digne représentant de l’art tunisien contemporain dans le monde31 ».
L’avènement d’une carrière artistique tunisienne et la rencontre d’Hajeri avec un nouveau réseau professionnel de galeristes et marchands d’art parisiens dans les années 1990–2000 lui ouvrent la voie de nouveaux horizons en France et à l’étranger. En 1997, Fanny Guillon-Laffaille, spécialiste de Raoul Dufy, présente une exposition personnelle de l’artiste dans sa galerie, située avenue de Messine, à proximité de celle de Thomas Le Guillou, tandis qu’Aude Oumow ouvre l’exposition Ahmed Hajeri. Toiles et dessins dans sa galerie de Saint-Germain-en Laye. Cette dernière loue la « libre spontanéité » du peintre et son affranchissement des conventions picturales qu’elle relie au courant de l’art moderne occidental : « Les toiles d’Ahmed Hajeri, bien que profondément imprégnées de culture arabe – l’artiste retourne d’ailleurs régulièrement en Tunisie – se situent entièrement dans la mouvance de la figuration occidentale ». Elle attribue la simplification opérée à « la force de l’instinct auquel l’artiste se fie entièrement, suivant ainsi et sans le savoir, le conseil de Matisse32 ». La référence au maître moderne se retrouve notamment dans la délicatesse des traits et des courbes d’une musicienne assise dans un fauteuil, accoudée à son instrument, une rose à la main dans une atmosphère céleste empreinte de sérénité (La Musicienne, 1976) (fig. 2). De même, le dessin épuré du visage féminin et de la chevelure, la stylisation des motifs ornementaux et les lignes sinueuses des Colonnes de la Mémoire, 2000 (fig. 3) ne sont pas sans rappeler les portraits de Matisse et ses arabesques inspirées de l’art oriental.
Au début des années 2000, Hajeri entreprend de travailler avec la galerie Daniel Besseiche, rue Guénégaud dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés – cette collaboration durera jusqu’en 2015. Une revue de l’exposition qui s’y tient en février 2004 mentionne une peinture allégorique hors du temps33. Besseiche présente l’œuvre d’Hajeri au galeriste libanais Saleh Barakat qui organise avec son homologue syrienne Mona Atassi l’exposition Ateliers arabes, artistes du Mashreq et du Maghreb pour le IXe Sommet de la francophonie à Beyrouth en 2001. L’exposition, présentée à Beyrouth puis à Damas, inclut Hajeri parmi une sélection de vingt-six artistes contemporains arabes de la scène parisienne. Elle révèle des « artistes arabes imprégnés de culture occidentale et leur héritage natal » et met en évidence « cette relation privilégiée entre la France et les peintres et sculpteurs du monde arabe, ainsi que le rôle joué par la culture française dans l’épanouissement de la vie artistique dans ces pays. » Les créateurs arabes francophones ont particulièrement bénéficié, selon le commissaire, du vivier artistique qu’a représenté la capitale française : « Tout au long du XXe siècle, Paris s’est imposée comme destination préférée pour la majorité des artistes arabes, un pèlerinage incontournable dans la quête du statut d’artiste, [avec laquelle] aucune autre capitale du monde n’a réussi à rivaliser34 ».


En 2001, par l’intermédiaire de l’artiste syrien Youssef Abdelké, Hajeri rencontre le galeriste et collectionneur Claude Lemand à l’occasion de la rétrospective dédiée au peintre et sculpteur irakien Dia Al-Azzawi à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris. À la suite de leur rencontre, Claude Lemand acquiert plusieurs œuvres d’Hajeri et lui consacre l’exposition personnelle Hajeri dans sa galerie parisienne du 6e arrondissement, rue Littré, au printemps 2006, introduite en ces termes : « De tous les Tunisiens, Ahmed Hajeri me touche le plus, parce qu’à 47 ans, il a su, tout en perfectionnant sans cesse son style et son expression, garder intacte sa pureté originelle. »35 Il l’intègre peu après dans l’exposition Œuvres Rares 1950–2000 regroupant vingt artistes internationaux, du 6 septembre au 8 octobre 2006. Puis, il le fait figurer dans la donation historique Claude & France Lemand constituée de 1300 œuvres d’art moderne et contemporain du monde arabe et de ses diasporas, faite au musée de l’IMA en 201836. Hajeri est l’un des trois artistes tunisiens de cette première donation, avec le peintre Abderrazak Sahli (1941–2009) et le photographe Ridha Zili (1943–2011). Le musée de l’IMA, qui conservait la toile Le Mariage, 1978 acquise par achat à l’artiste, se voit ainsi enrichi de neuf nouvelles œuvres d’Hajeri : deux tableaux, Les Colonnes de la Mémoire, 2000 (fig. 3) et La Peur de l’Oubli, 2002, assortis de sept œuvres sur papier marouflé sur toile37. Ce fonds de l’artiste, porté à dix œuvres, est à ce jour le plus important des collections muséales françaises.
Parallèlement à ces acquisitions, Hajeri participe à cinq expositions thématiques et un projet éditorial de l’IMA qui affirment sa présence sur la scène artistique arabe contemporaine et contribuent à promouvoir et documenter ses œuvres par le biais de catalogues et de publications. À l’occasion de l’exposition Regard sur l’art contemporain tunisien consacrée à cinq artistes dans le cadre de la Saison tunisienne en France, en 1995, Ali Louati souligne le renouveau apporté par l’œuvre d’Hajeri dans le paysage pictural tunisien dix ans plus tôt. En effet, la liberté d’invention et la dimension onirique de son œuvre défient les catégories préétablies par ses contemporains et dépassent les oppositions classiques entre abstraction et figuration. L’œuvre à la « frontière du réel et de la subjectivité » se joue aussi des distinctions revendiquées par certains de ses pairs entre un art tunisien et un art international. « Ce faisant, il pose l’intériorité et la ‟logiqueˮ subjective du songe comme ressorts privilégiés de l’art. […] La peinture de Hajeri s’enracine dans son enfance : c’est un art du souvenir ravivé et amplifié par le rêve38 ».
En 2001, l’artiste illustre des extraits du Livre des animaux39 de l’écrivain du Moyen Age Al-Jâhiz dans Le cadi et la mouche, publié par l’IMA et préfacé par André Miquel, historien spécialiste de langue et de littérature arabes40. Puis, en 2008, l’exposition Paris, Damas : regards croisés41 , destinée à un rapprochement culturel de ces deux capitales, réunit cinquante-huit artistes contemporains qui sont établis à Paris. Hajeri présente une des rares peintures noir et blanc de sa carrière, Le Barbier de Damas, 2008 (fig. 4), de nouveau exposée à la galerie Arcanes de Rabat au Maroc en 201042 et qu’il a toujours souhaité conserver.

En 2012, Hajeri participe à l’exposition Dégagements. La Tunisie un an après… avec les œuvres Le Fuyard et La Liberté d’expression (fig. 5) réalisées en 2011. Dans le catalogue d’exposition, préfacé par le Ministre de la Culture Frédéric Mitterrand, Hajeri livre ces propos recueillis par son fils cadet Walid :
J’ai aussi souhaité rendre hommage à la révolution tunisienne avec La Liberté d’expression. C’est d’abord une scène de joie universelle, une ère d’espoirs qui s’ouvre. J’ai souhaité saisir l’énergie vibrante de ces scènes de liesse. Je ne me suis jamais senti politisé, mais je suis convaincu que la liberté d’expression est une condition à l’exercice épanoui de l’art. […] Si la joie du peuple est sincère, les années de silence ont rendu cette notion abstraite pour beaucoup43.

Cette œuvre, datée du 2 février, témoigne de l’engagement d’Hajeri en faveur de ce droit fondamental revendiqué par les foules populaires lors de la manifestation générale du 14 janvier 2011, ici immortalisée, qui aboutit à la chute du régime présidentiel de Ben Ali le jour-même. Comme le suggère Géraldine Bloch, il centre son œuvre sur le rôle exercé par la place publique et « ces populations au sein, ou plutôt au ban, de la société tunisienne », insistant « sur les premiers sittings de la Kasbah de Tunis, investie en premier lieu par les ‟provinciaux” excédés et courageusement montés sur Tunis pour clamer leurs droits, avant même que l’armée ne change de camp44. »
La même année, l’exposition Le corps découvert à l’IMA explore la place du corps et du nu dans l’art moderne et contemporain arabe. Hajeri traite ce genre à travers Entre deux cultures, 200145, une représentation, non dénuée d’humour, d’un nu féminin qui se tient debout, en équilibre entre deux objets archétypiques des cultures arabes et occidentales, d’un côté la traditionnelle jarre décorée en terre cuite tunisienne et de l’autre, un élément classique du mobilier français du XVIIIe siècle symbolisé par le fauteuil de style Louis XV. Enfin, lors de l’exposition inaugurale de l’IMA-Tourcoing Le monde arabe dans le miroir des arts. De Gudea à Delacroix, et au-delà en 2016–2017, l’œuvre d’Hajeri est représentée dans la section « Des hommes et des femmes » avec Le Mariage46, 1978 appartenant aux collections de l’IMA. Hajeri laisse entrer le spectateur dans l’intimité de la chambre nuptiale, offrant une vision désacralisée du thème, où la relation personnelle et privée des mariés l’emporte sur le caractère social, public, cérémoniel, voire religieux de l’institution.
Outre les collaborations internationales précitées – aux États-Unis, au Sénégal, en Belgique, au Liban, en Syrie et au Maroc – la trajectoire d’Hajeri est jalonnée de plusieurs autres projets à l’étranger. Lors de ses débuts à la Galerie Messine, Hajeri fait la connaissance de la galeriste parisienne d’origine brésilienne Cérès Franco. Elle le convie à exposer avec l’artiste marocaine Chaïbia dans la galerie Alif Ba, ouverte avec son fils Hossein Talal, à Casablanca en 198347. Elle est aussi à l’initiative de la participation d’Hajeri à la Biennale de La Havane, à Cuba, en 1986. Cette seconde édition, élargie à l’Afrique, à l’Asie et au Moyen-Orient, consacre une section à la Tunisie composée de dix artistes contemporains de différentes générations et techniques tels que Hédi Turki, Rafik El Kamel ou Jaber. Parmi les deux œuvres d’Hajeri sélectionnées figure Le Nouvel An48, 1983 (fig. 6), une femme faisant symboliquement disparaître par un rideau d’eau l’année écoulée, précédemment exposé au 39e Salon de Mai à Paris en 198349 ainsi qu’à l’exposition de la Galerie Médina à Tunis en 198550. Cérès Franco l’entraîne également à exposer à l’Exposition universelle de Séville en 1992.

Puis, Simone Guirandou, commissaire générale de la première édition du Salon International des Arts Plastiques d’Abidjan (SIAPA), initié par le Ministère de la Culture et de la Francophonie de Côte d’Ivoire, expose Hajeri au Palais de la Culture et dans la galerie Arts Pluriels qu’elle a fondée, inscrite au sein du Parcours des Arts Plastiques, du 1er au 10 décembre 2011. Hajeri prend ensuite part à l’exposition d’art contemporain arabe An Arab Art for the Whole World organisée par le Ministère de la Culture du Koweït, du 12 au 15 mars 2012, documentée par une édition du magazine culturel du pays, Al-Arabi.
Deux invitations à exposer en Corée du Sud couronnent de succès ce parcours international. Hajeri est choisi pour représenter la Tunisie en tant que peintre, aux côtés du sculpteur Hédi Selmi, au Festival des Arts Olympiques des Jeux Olympiques d’été de Séoul, en août–septembre 1988, où son œuvre est récompensée d’une médaille. Cet événement au rayonnement exceptionnel, compte parmi les plus marquants de sa carrière. Hajeri ne manque pas de reconnaître les bénéfices tirés de cette expérience :
Pour ma carrière, d’abord. Prestige pour moi en tant que peintre qui élargit son public, hors de Paris et de la Tunisie. Fierté d’avoir représenté mon pays dans une manifestation internationale. Enfin pour mon travail de peintre, ce fut une occasion d’intégrer à ma peinture tout ce que ce pays et ses arts m’ont apporté de différent et que, consciemment ou inconsciemment, j’ai enregistré. Ce fut un voyage semblable à un rêve heureux que je souhaite aux Tunisiens de faire un jour51.
Cette Olympiade des Arts trouve un prolongement avec l’exposition collective De la France à la Corée organisée au Musée Olympique de Séoul du 1er au 20 décembre 2016. L’exposition promeut une cinquantaine d’artistes de la scène contemporaine française dans le cadre de l’année France-Corée 2015–2016, destinée à célébrer le 130e anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays.
La richesse de l’œuvre d’Hajeri, déclinée à travers le dessin, la peinture et la poésie, réside dans l’inventivité, l’authenticité et une irréductible fidélité à son esthétique originelle. Son langage pictural, défini dès ses premières peintures, s’accompagne d’une œuvre poétique, qui s’affirme comme l’un des moyens d’expression privilégiés d’Hajeri durant sa jeunesse en Tunisie et ses années passées à l’orphelinat de Carthage. Dans le catalogue de la première exposition de l’artiste à la Galerie Messine en 1978, chaque œuvre dialogue avec un poème. Le visage au regard souriant de La Belle du Monde, 1977, coiffée d’un panier de fruits autour duquel s’enroule un paon, résonne ainsi avec des vers datés de 1974 (fig. 7) où le fleuve est une métaphore du temps et de la jeunesse qui passent52.
Cette écriture révèle le processus créatif de l’artiste, ancré dans un imaginaire tout-puissant, omniprésent et fondateur. Le mystère inhérent à ses tableaux et poèmes lui a permis de conquérir de nombreux publics à travers le monde – en Europe, en Afrique, en Amérique et en Asie – par son universalité.

Le rêve apparaît comme le fil d’Ariane de ces œuvres aux multiples interprétations créées comme résistance au réel. Cet univers est animé d’êtres en lévitation, en apesanteur, qui flottent entre ciel et terre, telles des réminiscences de sensations vécues dans les songes. Survolant le monde terrestre et ses épreuves, les personnages semblent ballottés par l’instabilité de leur existence, qui gagne aussi leur environnement. Si ces figures mouvantes évoquent l’ascension ou la chute, elles symbolisent surtout un monde purement imaginaire. Formant des sortes de ballets chorégraphiés qui se déroulent dans un espace-temps indéfini, elles ouvrent une dimension où tout peut se jouer, se déjouer et se rejouer.
La distorsion du réel et l’agencement organique de formes imbriquées s’étendent au cadre naturel. Des paysages semblant éternels sont le cadre idoine pour une harmonie, voire une fusion, entre espèces humaines, animales et végétales où l’animal est présenté en miroir de l’homme (La Pomme, 1989) (fig. 8). La vision mêlée d’êtres humains et d’un bestiaire souvent anthropomorphe, comme les créatures aux morphologies hybrides et difformes, confèrent à l’œuvre une dimension existentielle, en interrogeant la nature humaine et son rapport au monde. Décrivant la solitude qu’il a connue enfant, Hajeri explique : “Le rêve était alors mon unique échappatoire. Eveillé ou endormi, je rêvais ; et dans mes rêves je me voyais – je me vois toujours – planant au-dessus du monde réel, de ses obstacles et ses difficultés. Les personnages de mes tableaux font de même, parce que les histoires dont ils sont les héros sont souvent tristes53.”

Ce retrait du monde réel, ou vu d’en haut, à hauteur d’ange, abolit la distinction entre rêve et réalité. Dans cet univers recomposé, les références récurrentes à la Tunisie antique, aux vestiges des civilisations phénicienne et gréco-romaine, occupent une place de choix dans l’imaginaire de l’artiste. Elles évoquent une temporalité qui dépasse les stricts enjeux actuels, comme les ruines de La Cité de Carthage, 1984 (fig. 9), traversées par le fil du temps qui s’étire entre passé et présent. L’un des ressorts de l’irréalité de ces scènes tient en un détournement des codes de la représentation traditionnelle qui se substitue aux lois de la perspective albertienne. Les jeux d’échelle et de proportion font coexister des figures anormalement disproportionnées, démesurément grandes ou petites (Le Poisson54, 1976) (fig. 10).
Cette composante de l’œuvre, alliée à l’emploi de couleurs antinaturalistes, rappelle l’univers merveilleux et fantastique du roman de Lewis Caroll Alice au pays des merveilles, qui fascina les surréalistes d’Aragon à Breton55, et dont le titre fut subtilement adapté à l’occasion de la première exposition du peintre à la Galerie Médina, Ahmed Hajeri au pays des merveilles56.

L’aspect surréel et énigmatique des compositions est souligné par Le Guillou : « Comme dans un rébus, chaque objet en commande un autre, est indissociable de l’autre, indispensable pour qui veut en trouver la clé : clé, parfois surréalisante, lorsque s’ouvre une fenêtre par laquelle s’engouffrent des rêves57 ». Selon Louati, le rêve et l’inconscient inspirent ces associations à l’artiste, qui « semble n’être qu’un médium, inscrivant sur la toile les injonctions de l’intériorité58 ».
L’originalité de cet art, ainsi que l’ambiguïté entre abstraction et figuration, peuvent expliquer la difficulté à classer l’œuvre d’Hajeri parmi les grands courants contemporains. L’œuvre polysémique, régie par l’unique pouvoir d’imagination de l’auteur, fait écho à l’iconographie de Chagall, à ses personnages errants, volant au-dessus des toits, mais s’en distingue par l’absence de sujets religieux et par les références au patrimoine arabe et méditerranéen qui lui procurent toute sa singularité59. Malgré sa rencontre avec Dubuffet et ses débuts autodidactes, il ne figure pas dans la Collection de l’Art Brut à Lausanne, fondée par ce dernier. La sophistication de sa technique, sa recherche de transparence et de légèreté dans l’application de multiples couches de couleur, réhaussées d’un fin trait noir matissien pour cerner les contours des motifs et figures, les subtils accords de couleurs qu’il compose lui-même, la sensualité d’une palette douce et lumineuse inspirée des harmonies patinées de la fresque, transcendent également la catégorie de l’art naïf. Enfin, Hajeri ne prend pas part aux débats ni ne rejoint l’École de Tunis lorsque Gorgi le sollicite en ce sens.

Demeure une œuvre de métamorphoses et de transfigurations, reflet d’une grande liberté et sensibilité poétique face au déséquilibre du monde, celle d’un artiste qui a su inventer son propre langage plastique. Comme l’analyse Albert Memmi, écrivain franco-tunisien, dont les ouvrages ont été préfacés par Albert Camus et Jean-Paul Sartre, et qui a fait partie de l’entourage parisien de l’artiste :
Hajeri est probablement le plus singulier des peintres tunisiens parce qu’il est à la fois profondément de Tunisie et plus largement d’ailleurs. […] L’œuvre de Hajeri est un folklore rêvé, un univers d’enfance recréé en une vie seconde où s’agitent sous nos yeux surpris allégories, fables et mythes, que le peintre ne cesse d’animer et d’exorciser pour notre trouble jouissance. Espèce de Chagall tunisien, il a en outre, à l’instar du grand Russe, une technique évidente et simple au service d’une courageuse naïveté. […] Par sa tranquille audace à livrer son propre sens contrairement à tant de vaines préciosités contemporaines, et parce qu’elle s’en donne les moyens, la démarche de Hajeri est armée pour prendre place parmi les plus fortes60.
Abassi, Hamadi. “Les bruissements des formes. Exposition de Hajeri à la Galerie de la Médina.” Le Temps, 11 avril 1985, 9.
⸻. “Peintures de Ahmed Hajeri : L’harmonie originelle.” Le Temps, [mars/avril] 1994.
Al-Jâhiz, Le Cadi et la mouche. Anthologie du Livre des Animaux. Extraits. Traduit de l’arabe par Lakhdar Souami, préfacé par André Miquel, illustré par Ahmed Hajeri. Paris : Ipomée-Albin Michel, 2001.
Atassi, Mona, Saleh Barakat, et Nazih Khater. Ateliers arabes, artistes du Mashreq et du Maghreb. Damas : Galerie Atassi ; Beyrouth : Galerie Agial, 2001. Catalogue d’une exposition tenue au Palais de l’Unesco, Beyrouth, octobre 2001 et au Khan Assaad Bacha, Damas, novembre 2001.
Azoulay, Gérard, et al. Ahmed Hajeri au pays des merveilles. Tunis : Galerie Médina (Dar Bouderbala), 1985. Catalogue d’exposition.
Ben Saâd, Nizar, et Zoubeïr Lasram. Ahmed Hajeri. Rêves et peinture. Tunis : Simpact, 2008.
Bensouda, Amal, et Naoual Kettani. Ahmed Hajeri. n. l.: n. p. Catalogue d’une exposition tenue à la Galerie Arcanes, Rabat, 23 avril–5 juin 2010.
Brisset, Pierre. “Hajeri : peintures récentes, Galerie Messine.” L’Œil 321, avril 1982, 70.
Centre Pompidou, dir. Surréalisme. Paris: Éditions du Centre Pompidou, 2025. Catalogue d’une exposition tenue au Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, Paris, 4 septembre 2024–13 janvier 2025.
C., M. “L’Eden de Hajeri. Galerie ‘La Médina.’” La Presse de Tunisie, 6 avril 1985, 15.
Despiney, Elsa. “Ahmed Hajeri ou la peinture en liberté.” Les Cahiers de l’Orient, no. 43 (troisième trimestre 1996) : 135–42.
El Goulli, Sophie. “À la Galerie Médina : Ahmed Hajeri au pays des merveilles.” Le Temps, 29 mars 1985, 8.
⸻. “Ahmed Hajeri. La Tunisie de la peinture présente à Séoul.” Le Temps, 5 octobre 1988.
⸻. “Si les Tunisiens ont découvert Hajeri, Hajeri a découvert les Tunisiens. Entretien avec Ahmed Hajeri.” Le Temps, 8 septembre 1987, 9.
⸻. “Hajeri à Sidi Bou Saïd.” Le Diplomate 8, septembre–octobre 1992, 47.
Filali, Aïcha. “La fracture qui se facture.” Tunis-Hebdo, 12 décembre 1988.
Guiol, Caroline. “Symbolique en marche.” Maisons Côté Sud 86, février–mars 2004, 16.
Hajeri, Ahmed. Entretiens réalisés par Nadia Chalbi, Paris, 2024.
Hamza, Alya. “SMSI : sans oublier les arts.” La Presse de Tunisie, 16 novembre 2005, n. pag.
Hanachi, H. “Grand prix de la Ville de Tunis.” La Presse de Tunisie, 21 octobre 1999, 1 et 5.
Hérissé, Marc. “Regard sur l’art contemporain tunisien.” La Gazette Drouot 18, 5 mai 1995, 67.
Institut du monde arabe, dir. Le corps découvert. Paris : Hazan, 2012. Catalogue d’une exposition tenue à l’Institut du monde arabe, Paris, 7 mars–15 juillet 2012.
⸻. Dégagements… La Tunisie, un an après. Paris, Institut du monde arabe, 2012. Catalogue d’une exposition tenue à l’Institut du monde arabe, Paris, 17 janvier–1 avril 2012.
⸻. Regard sur l’art contemporain tunisien. Meriem Bouderbala, Rafik El Kamel, Jellel Gasteli, Ahmed Hajeri, Abderrazak Sahli. Paris : Institut du monde arabe, 1995. Catalogue d’une exposition tenue à l’Institut du monde arabe, Paris, 9 avril–18 juin 1995.
Institut du monde arabe-Tourcoing, dir. Le monde arabe dans le miroir des arts. De Gudea à Delacroix, et au-delà. N. l.: n. p. Catalogue d’une exposition tenue à l’IMA-Tourcoing, Tourcoing, 17 novembre 2016–31 décembre 2017.
Le Guillou, Thomas. Hajeri. Paris : Galerie Messine, 1978. Catalogue d’une exposition tenue à la Galerie Messine, Paris, 9 février–17 mars 1978.
⸻. “L’Eden de Hajeri.” Le Courrier des Galeries, mars 1988.
⸻. “Texte sur Ahmed Hajeri.” 30 mai 1991, Archives Ahmed Hajeri.
Lemand, Claude, Éric Delpont, et Djamila Chakour. Donation Claude & France Lemand au musée de l’Institut du monde arabe. Paris : Institut du monde arabe, 2018.
Louati, Ali. Ahmed Hajeri. Tunis : Maison des Arts, Simpact, 1997. Catalogue d’exposition.
⸻. “Ahmed Hajeri. Aux sources d’un ‘désastre’ originel.” Cimaise 253 (avril 1998) : 100–3.
⸻ et Pierre Chaigneau. Art contemporain tunisien. Paris : Ministère des affaires étrangères, Association française d’action artistique, 1986. Catalogue d’une exposition tenue au Théâtre du Rond-Point, Paris, 3–23 octobre 1986.
Maison des Arts (Tunis), dir. Quatre artistes de Tunisie : Rafik El Kamel, Habib Bouabana, Gouider Triki, Ahmed Hajeri. Tunis : Ed. de la Maison des Arts, Ministère de la Culture, 1999. Catalogue d’une exposition tenue au Centre d’Art contemporain, Bruxelles, 28 avril–30 juin 1999 ; Centre Wallonie-Bruxelles, Paris, 21 septembre–21 novembre 1999 et Maison des Arts, Tunis, 2–31 décembre 1999.
Morand, Roland. Lettre adressée à Jean Dubuffet, 19 février 1978, Archives de la Fondation Dubuffet, Paris.
Musée d’Art moderne de Paris, dir. Présences arabes. Art moderne et décolonisation. Paris, 1908–1988, Paris : Paris Musées, 2024. Catalogue d’une exposition tenue au Musée d’Art moderne de Paris, 5 avril–25 août 2024.
Nakhli, Alia. Arts visuels en Tunisie. Arts et institutions 1881–1981. Tunis : Nirvana, 2023.
Nuridsany, Michel. “Plein soleil pour Art Jonction.” Le Figaro, 6 juin 1994.
Souchaud, Pierre. “Ahmed Hajeri. La vie rêvée d’un cœur pur.” Artension 15 (janvier–février 2004) : 20–1.
Segunda Bienal de la Habana ’86. Catálogo general. La Havane : n. p., 1986. Catalogue, 86e biennale, La Havane, novembre–décembre 1986.
Salon de Mai 1983. Paris : Salon de Mai, 4–29 juin 1983.
Tamar, Mona. “Ahmed Hajeri. Vestiges des jours à Tazerka.” Diptyk 5, avril–mai 2010, 22.
Xuriguera, Gérard. Le Dessin, le pastel, l'aquarelle dans l'art contemporain. Paris : Mayer, 1987.
Zouari, Nadia. “Entretien avec Yosr Ben Ammar : ‘J’aimerais encourager les jeunes artistes‘.” Le Temps, 24 mai 2006, 11.
Zreik, Khaldoun, dir. Paris, Damas : regards croisés. Paris : Institut du monde arabe, Europia Production, 2008. Catalogue d’une exposition tenue à l’Institut du monde arabe, Paris, 26 novembre–28 décembre 2008.