Éditorial : cinq paradigmes sur l'utilisation de la langue en Afrique.
DOI: 10.36950/lpia-01-02-2025-6
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La publication d'une nouvelle revue scientifique par un groupe de bénévoles dévoués, répartis sur trois continents, n’est pas une tâche aisée et exige beaucoup de temps. Pour notre première édition en mai dernier, c’était motivant de constater les réactions largement favorables du comité de rédaction et les statistiques encourageantes sur l'accueil réservé à la revue. Au cours du premier mois suivant la publication, notre éditorial inaugural a été consulté par plus de 700 lecteurs. Cependant, l’élan initial à lui seul ne peut garantir un succès durable. Heureusement, nous avons pu conserver la plupart des membres de notre équipe éditoriale. Lynn Kisembe, de l'université Moi au Kenya, a dû démissionner de l'équipe en raison d'autres engagements urgents, elle est remplacée par Billian Otundo, de l'université de Bayreuth en Allemagne. Nous avons continué à recevoir des soumissions et avons relevé le défi d'obtenir des évaluations de bonne qualité par les pairs. Nous sommes donc fiers de pouvoir présenter notre deuxième numéro.
Le numéro actuel contient plusieurs contributions qui, associées à celles du numéro inaugural et à l'éditorial qui l'accompagne, invitent à une réflexion renouvelée sur la manière dont nous comprenons, évaluons et envisageons le rôle de cette revue dans le domaine plus large de la recherche sur les questions de politique linguistique en Afrique. Ces contributions démontrent la complexité théorique et pratique ainsi que la nature pluridimensionnelle des questions de politique linguistique en Afrique, où l'héritage colonial continue de façonner les réalités postcoloniales.
Au fil des discussions dans ce numéro et dans le précédent, les débats sur le moyen d'instruction et l'utilisation des langues officielles en Afrique semblent converger vers cinq types de réponses ou de paradigmes. Tous traitent d'une manière ou d'une autre de l'interaction implicite et explicite entre les langues africaines et celles issues de la colonisation. Ils sont importants au tant sur le plan académique que pratique.
Le premier paradigme, peut-être le plus courant, ne remet pas vraiment en question l'utilisation des anciennes langues coloniales comme langues officielles ou comme langues d'enseignement (LE). La récente et controversée instruction du ministre nigérian de l'Éducation, imposant l'utilisation de l'anglais comme LE dans tout le pays, relève de cette catégorie. Dans ce paradigme, l'accent est mis principalement sur l'amélioration de l'efficacité de l'enseignement dans l'ancienne langue coloniale. La contribution de Ouedraogo sur le Burkina Faso, incluse dans ce numéro, illustre à la fois la logique et les difficultés inhérentes à cette position. L'article de Dankwa-Apawu et al. publié dans le numéro inaugural sur le translangage en classe appartient également à ce type de réponse. Les auteurs expliquent comment le translangage est utilisé « pour améliorer la compréhension, expliquer des concepts et faciliter la coopération dans le processus d’apprentissage entre l'école et la maison ». (p. 92) Ici, les langues africaines sont mobilisées pour rendre l'enseignement de la lecture, de l'écriture et du calcul dans LE plus efficace, qui est dans ce contexte l'ancienne langue coloniale.
Un deuxième paradigme, toujours centré sur les langues d'origine européenne, est une variante du premier : plutôt que d'insister sur l'utilisation de ces langues, il préconise leur adaptation aux réalités sociolinguistiques des populations africaines. L'article de Belibi dans ce numéro sur l'acceptation des « anglais postcoloniaux » entre dans cette catégorie. Selon Belibi, dans « chaque environnement multilingue postcolonial, une variété d'anglais nativisée et standardisée est souvent utilisée dans le système éducatif, l'administration et les médias, au lieu de l'anglais britannique standard (SBE) » (p. 02-1). L'auteur plaide en faveur de l'adoption d'une telle variété nativisée comme norme locale. Un peu plus loin dans la même trajectoire, il s'agirait de transformer les pidgins et les créoles qui ont évolué dans diverses régions d'Afrique, tels que l’anglais pidgin de l'Afrique de l'Ouest, en une langue intellectualisée commune à utiliser comme moyen d'enseignement. Si ces propositions reconnaissent la diversité linguistique, leur effet direct réside dans le fait que les langues africaines restent reléguées au domaine informel.
Un troisième paradigme prône l'égalité de traitement de toutes les langues parlées dans un pays donné et préconise l'enseignement dans la langue maternelle. Cependant, la mise en œuvre de ce paradigme soulève des questions complexes quant à la définition de ce qui constitue une « langue », ce qui conduit finalement à externaliser ces décisions vers des sources et des bases de données externes, telles que celles d'Ethnologue ou de Glottolog. Ces sources privilégient une définition de la langue qui conduit à prendre en compte séparément de nombreuses langues différentes. Le risque de cette approche est qu'elle peut conduire à des déclarations politiques ambitieuses ayant peu ou pas de conséquences sur les politiques ou les pratiques.
Le quatrième paradigme remet en question le principe même de l'enseignement des langues en tant qu'entités distinctes et délimitées. Les partisans de cette perspective soulignent la fluidité des échanges linguistiques et encouragent les gens à puiser dans toutes les ressources linguistiques disponibles plutôt que de se conformer à des catégories rigides. Une initiative qui illustre bien cette perspective théorique est peut-être le projet Liliema mis en œuvre dans la région de Casamance au Sénégal, qui enseigne aux apprenants à lire et à écrire en utilisant une orthographe développée au niveau national qui transcende les frontières linguistiques. Si cette approche accorde une plus grande place aux langues africaines et affirme l'autonomie linguistique, elle s'inscrit toujours dans le statu quo actuel, dans lequel les anciennes langues coloniales conservent un prestige disproportionné dans les domaines formels.
Enfin, le cinquième paradigme, préconisé par cette revue, propose d'œuvrer en faveur de l'introduction progressive des langues africaines comme langues officielles et comme langues d'enseignement. Cette approche repose sur la reconnaissance de l'importance de la ou des langues maternelles, tout en garantissant aux citoyens l'accès à une langue officielle proche, sur le plan linguistique, de celle qu'ils parlent déjà. Dans cette approche, les langues d'origine européenne seraient enseignées comme des modules, mais elles seraient utilisées comme langues d'enseignement de manière plus limitée qu'elles ne le sont actuellement. L'article de Sanogo dans ce numéro va dans ce sens. L'auteur examine la décision du Burkina Faso d'accorder le statut officiel à ses langues nationales à partir du 30 décembre 2023 et décrit les conditions nécessaires pour que cette orientation politique soit significative et réalisable, plutôt qu'un simple geste populiste. D'autres contributions illustrent également l'ampleur des recherches nécessaires pour faire progresser ce paradigme, largement ignoré par la recherche linguistique dominante. Dans ce numéro, Agyeman et Ansah analysent les lacunes dans l'élaboration et la mise en œuvre de la politique linguistique au Ghana. Olubode-Sawe se concentre sur le développement terminologique, en prévision d'un prochain numéro spécial que nous espérons publier l'année prochaine, présentant les résultats du 3è colloque sur le développement terminologique dans les langues africaines, qui s'est tenu à l'Université Yambo Ouologuem de Bamako (Mali) en juillet 2025. L'article de Van Pinxteren dans le numéro inaugural sur les tendances en matière d'inscription dans l'enseignement supérieur souligne encore davantage le besoin structurel émergent d'une réforme liée à la LE.
Malgré la complexité de ces approches et leurs implications, nous pensons que le cinquième paradigme offre une voie durable et équitable à long terme, et qu'il peut également être mis en œuvre de manière à la fois pratique et équitable. Cependant, en tant que revue académique, nous restons attachés à l'inclusivité intellectuelle et continuerons d'accepter les contributions qui représentent l'un des paradigmes décrits dans cet éditorial. Nous accueillons également les contributions cherchant à les approfondir, critiquer et les bouleverser. Language Policy in Africa reste ouvert aux contributions fondées sur des données probantes, rigoureuses et ambitieuses sur le plan théorique et méthodologique, liées aux questions de politique linguistique en Afrique.
Vos commentaires, en tant que lecteurs, sont toujours les bienvenus. Si vous trouvez cette revue intéressante, nous vous encourageons à la partager avec vos collègues et étudiants et à contribuer à élargir la discussion sur la politique linguistique en Afrique.
Djouroukoro Diallo
Taiwo Oloruntoba-Oju
Billian Otundo
Bert van Pinxteren
Addisalem T. Yallew